Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov 1.djvu/25

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puis l’oublier. Il me semble toujours le voir auprès de moi, il ne veut pas me quitter !… Je regarde ses petits linges, ses chemises, ses petits souliers, et je fonds en larmes. J’étale devant moi tout ce qui me reste de lui, tout ce qui l’a touché, je regarde longtemps et je me désespère. J’ai dit à Nikitouschka, mon mari : « Patron, laisse-moi partir en pèlerinage… » Il est izvostchik[1]. Nous ne sommes pas pauvres, mon Père, pas pauvres. Nous avons des charrettes, des chevaux et une voiture à nous. Mais à quoi cela nous servira-t-il maintenant ! Il commence à boire sans moi, mon Nikitouschka. Il buvait déjà auparavant quand je n’y prenais pas garde. Mais aujourd’hui, dès que je ne suis pas là, il s’enivre. D’ailleurs je ne m’occupe plus de lui. Voilà trois mois que j’ai quitté ma maison. J’ai oublié, j’ai tout oublié, et je ne veux même plus penser à rien. Qu’y ferais-je ? tout est fini pour moi, tout, tout !…

— Écoute, mère, dit le starets. Un jour, un grand Saint d’autrefois rencontra dans un temple une mère qui pleurait comme toi son enfant mort, un enfant unique que Dieu avait rappelé à lui. « Ne sais-tu donc pas, lui dit le Saint, comment les enfants savent se faire écouter de Dieu ? Maître, lui disent-ils, à quoi bon nous donner la vie, puisque c’est pour nous la retirer aussitôt ? Et ils prient et supplient avec tant d’insistance que Dieu finit par leur donner une place parmi les anges. Ne te désole donc plus, femme : ton enfant est maintenant un ange devant Dieu. » Ainsi parla le Saint, un grand Saint qui ne pouvait mentir. Sache donc, toi aussi, mère, que ton fils est devant l’autel

  1. Charretier.