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— Va-t’en, mon fils, Porfiry me suffira, tu es plus utile là-bas. Va chez le Père supérieur et sers le dîner.

— Accordez-moi la permission de ne pas vous quitter, dit Alioscha d’une voix suppliante.

— Tu seras plus utile là-bas, la paix n’y règne pas ; tu serviras, on a besoin de toi. Si les démons s’agitent, prie ; et sache, mon fils (le starets aimait à donner ce titre à Alioscha), que ton avenir n’est pas ici. Rappelle-toi cela, jeune homme. Aussitôt que Dieu m’aura rappelé à lui, quitte le monastère, quitte-le.

Alioscha tressaillit.

— Qu’as-tu ? Pour le moment, te dis-je, ta place n’est pas ici. Il te faut la grande épreuve du monde, ton pèlerinage est encore long. Il faudra te marier, il le faudra. Il faudra que tu aies supporté bien des choses avant de revenir ici. D’ailleurs, je ne doute pas de toi, et c’est précisément pourquoi je t’envoie au-devant des dangers. Le Christ est avec toi : reste-lui fidèle. Il ne t’abandonnera pas. Tu auras des malheurs, mais tu seras consolé. Voilà mon testament : cherche ton bonheur dans les larmes. Travaille, travaille sans relâche. Rappelle-toi ce que je te dis aujourd’hui. J’aurai sans doute l’occasion de te parler encore, mais non-seulement mes jours, mes heures mêmes sont comptées.

Le visage d’Alioscha trahissait une violente émotion. Les coins de ses lèvres tremblaient.

— Qu’as-tu donc encore ? dit le starets en souriant doucement. C’est aux laïques à pleurer les morts : mais nous, nous devons nous réjouir quand l’un de nous s’en va, et prier pour lui. Reste auprès de tes frères : non pas auprès de l’un d’eux, mais auprès de tous les deux.