Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov 1.djvu/87

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l’aurait un peu connu : c’était une sorte d’innocent. Eût-il possédé un capital considérable, il n’aurait pas été long à s’en défaire au profit du premier charlatan venu. Lui donnait-on de l’argent de poche (il n’en demandait jamais), il le gardait sans savoir qu’en faire ou le dépensait à l’instant, indifféremment. Petre Alexandrovitch Mioussov, un homme d’une honnêteté bourgeoise et qui connaissait la valeur de l’argent, disait d’Alexey : « Voilà peut-être le seul homme au monde qu’on puisse abandonner sur une place publique, dans une ville d’un million d’âmes où il ne connaîtrait personne, sans craindre qu’il manquât de rien. Ce serait à qui lui offrirait le vivre et le couvert, et il pourrait tout accepter sans humiliation, car c’est lui qui rendrait service en acceptant. »

Il n’avait plus qu’une année à attendre pour avoir terminé ses études scolaires, quand il déclara brusquement à ses deux protectrices qu’il lui fallait partir sur l’heure et se rendre chez son père pour affaires. Elles s’efforcèrent de le retenir, mais il s’obstina dans son dessein. Du moins elles ne lui permirent pas d’engager sa montre — cadeau de la famille de son bienfaiteur — pour subvenir aux frais du voyage, et elles lui donnèrent largement tout ce qui pouvait lui être nécessaire ; mais il leur rendit la moitié de l’argent en déclarant qu’il tenait à prendre la troisième classe. Quand son père lui demanda pourquoi il avait interrompu ses études, il ne répondit rien et resta songeur. On apprit bientôt qu’il recherchait la tombe de sa mère. Ce ne devait pas être l’unique but de son voyage ; mais il est probable qu’il n’eût pu en expliquer les causes réelles. Il avait obéi à une impulsion instinctive… Fédor Pavlo-