Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/114

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

— Cela, ce n’est rien. L’autre monde tout simplement.

— Est-ce qu’il n’y a pas des athées qui ne croient pas du tout à l’autre monde ?

M. Kiriloff ne répondit pas.

— Vous jugez peut-être d’après vous ?

— On ne peut jamais juger que d’après soi, dit-il en rougissant. — La liberté complète existera quand il sera indifférent de vivre ou de ne pas vivre. Voilà le but de tout.

— Le but ? Mais alors personne ne pourra et ne voudra vivre ?

— Personne, reconnut-il sans hésitation.

— L’homme a peur de la mort parce qu’il aime la vie, voilà comme je comprends la chose, observai-je, et la nature l’a voulu ainsi.

— C’est une lâcheté greffée sur une imposture ! répliqua-t-il avec un regard flamboyant. — La vie est une souffrance, la vie est une crainte, et l’homme est un malheureux. Maintenant il n’y a que souffrance et crainte. Maintenant l’homme aime la vie parce qu’il aime la souffrance et la crainte. C’est ainsi qu’on l’a fait. On donne maintenant la vie pour une souffrance et une crainte, ce qui est un mensonge. L’homme d’à présent n’est pas encore ce qu’il doit être. Il viendra un homme nouveau, heureux et fier. Celui à qui il sera égal de vivre ou ne pas vivre, celui-là sera l’homme nouveau. Celui qui vaincra la souffrance et la crainte, celui-là sera dieu. Et l’autre Dieu n’existera plus.

— Alors, vous croyez à son existence ?

— Il existe sans exister. Dans la pierre il n’y a pas de souffrance, mais il y en a une dans la crainte de la pierre. Dieu est la souffrance que cause la crainte de la mort. Qui triomphera de la souffrance et de la crainte deviendra lui-même dieu. Alors commencera une nouvelle vie, un nouvel homme, une rénovation universelle…Alors on partagera l’histoire en deux périodes : depuis le gorille jusqu’à l’anéantissement de Dieu, et depuis l’anéantissement de Dieu jusqu’au…