Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/116

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

t les autres, mais je sens que je ne puis leur ressembler. Chacun pense successivement à diverses choses ; moi, j’ai toujours la même idée dans l’esprit, et il m’est impossible de penser à une autre. Dieu m’a tourmenté toute ma vie, acheva-t-il avec une subite et singulière expansion.

— Permettez-moi de vous demander pourquoi vous parlez si mal le russe. Se peut-il qu’un séjour de cinq ans à l’étranger vous ai fait oublier à ce point votre langue maternelle ?

— Est-ce que je parle mal ? Je n’en sais rien. Non, ce n’est pas parce que j’ai vécu à l’étranger. J’ai parlé ainsi toute ma vie… Cela m’est égal.

— Encore une question, celle-ci est plus délicate : je suis persuadé que vous disiez vrai quand vous déclariez avoir peu de goût pour la conversation. Dès lors, pourquoi vous êtes-vous mis à causer avec moi ?

— Avec vous ? Vous avez eu tantôt une attitude fort convenable, et vous… du reste, tout cela est indifférent… vous ressemblez beaucoup à mon frère, la ressemblance est frappante, dit-il en rougissant ; il est mort il y a sept ans, il était beaucoup plus âgé que moi.

— Il a dû avoir une grande influence sur la tournure de vos idées.

— N-non, il parlait peu ; il ne disait rien. Je remettrai votre lettre.

Il m’accompagna avec une lanterne jusqu’à la porte de la maison pour la fermer quand je serais parti. « Assurément il est fou », décidai-je à part moi. Au moment de sortir, je fis une nouvelle rencontre.

IX

Comme j’allais franchir le seuil, je me sentis empoigné tout à coup en pleine poitrine par une main vigoureuse ; en même temps quelqu’un criait :