Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/234

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— Mais pourquoi donc avez-vous disputé avec lui, Stépan Trophimovitch ? demandai-je d’un ton de reproche.

— Je voulais le convertir. Oui, vous pouvez rire, en effet. Cette pauvre tante, elle entendra de belles choses ! Oh ! mon ami, le croirez-vous ? tantôt j’ai reconnu en moi un patriote ! Du reste, je me suis toujours senti Russe… un vrai Russe, d’ailleurs, ne peut pas être autrement que vous et moi. Il y a là dedans quelque chose d’aveugle et de louche.

— Certainement, répondis-je.

— Mon ami, la vérité vraie est toujours invraisemblable, savez- vous cela ? Pour rendre la vérité vraisemblable, il faut absolument l’additionner de mensonge. C’est ce que les hommes ont toujours fait. Il y a peut-être ici quelque chose que nous ne comprenons pas. Qu’en pensez-vous ? y a-t-il quelque chose d’incompris pour nous dans ce cri de triomphe ? Je le voudrais.

Je gardai le silence. Il se tut aussi pendant fort longtemps.

— C’est, dit-on, l’esprit français… fit-il soudain avec véhémence, — mensonge ! il en a toujours été ainsi. Pourquoi calomnier l’esprit français ? Il n’y a ici que la paresse russe, notre humiliante impuissance à produire une idée, notre dégoûtant parasitisme. Ils sont tout simplement des paresseux, et l’esprit français n’a rien à voir là dedans. Oh ! les Russes devraient être exterminés pour le bien de l’humanité comme de malfaisants parasites ! Ce n’étaient nullement là nos aspirations ; je n’y comprends rien. J’ai cessé de comprendre ! « Si chez vous, lui crié- je, on met la guillotine au premier plan, c’est uniquement parce qu’il n’y a rien de plus facile que de couper des têtes, et rien de plus difficile que d’avoir une idée ! Vous êtes des paresseux ! votre drapeau est une guenille, une impuissance ! Ces charrettes qui apportent du blé aux hommes sont, dit-on, plus utiles que la Madone Sixtine. Mais comprends donc que le malheur est tout aussi nécessaire à l’homme que le bonheur ! » Il rit. « Toi, dit-il, tu es là à faire des phrases pendant que tu reposes tes membres (il s’est servi d’un terme beaucoup plus cru) sur