Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/261

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ans, il m’arrivait en hiver de fermer les yeux exprès et de me représenter une feuille verte aux veines nettement dessinées, un soleil brillant. J’ouvrais les yeux et je croyais rêver, tant c’était beau, je les refermais encore.

— Qu’est-ce que cela signifie ? C’est une figure ?

— N-non… pourquoi ? Je ne fais point d’allégorie. Je parle seulement de la feuille. La feuille est belle. Tout est bien.

— Tout ?

— Oui. L’homme est malheureux parce qu’il ne connaît pas son bonheur, uniquement pour cela. C’est tout, tout ! Celui qui saura qu’il est heureux le deviendra tout de suite, à l’instant même. Cette belle-mère mourra et la petite fille restera. Tout est bien. J’ai découvert cela brusquement.

— Et si l’on meurt de faim, et si l’on viole une petite fille, — c’est bien aussi ?

— Oui. Tout est bien pour quiconque sait que tout est tel. Si les hommes savaient qu’ils sont heureux, ils le seraient, mais, tant qu’ils ne le sauront pas, ils seront malheureux. Voilà toute l’idée, il n’y en a pas d’autre !

— Quand donc avez-vous eu connaissance de votre bonheur ?

— Mardi dernier, ou plutôt mercredi, dans la nuit du mardi au mercredi.

— À quelle occasion ?

— Je ne me le rappelle pas ; c’est arrivé par hasard. Je me promenais dans ma chambre… cela ne fait rien. J’ai arrêté la pendule, il était deux heures trente-sept.

— Une façon emblématique d’exprimer que le temps doit s’arrêter ?

Kiriloff ne releva pas cette observation.

— Ils ne sont pas bons, reprit-il tout à coup, — parce qu’ils ne savent pas qu’ils le sont. Quand ils l’auront appris, ils ne violeront plus de petites filles. Il faut qu’ils sachent qu’ils sont bons, et instantanément ils le deviendront tous jusqu’aux dernier.