Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/278

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entend ces mots à sa manière. Les idées de bien et de mal viennent-elles à être comprises de même chez plusieurs peuples, ceux-ci meurent, et la différence même entre le mal et le bien commence à s’effacer et à disparaître. Jamais la raison n’a pu définir le mal et le bien, ni même les distinguer, ne fût-ce qu’approximativement, l’un de l’autre ; toujours au contraire elle les a honteusement confondus ; la science a conclu en faveur de la force brutale. Par là surtout s’est distinguée la demi-science, ce fléau inconnu à l’humanité avant notre siècle et plus terrible pour elle que la mer, la famine et la guerre. La demi-science est un despote comme on n’en avait jamais vu jusqu’à notre temps, un despote qui a ses prêtres et ses esclaves, un despote devant lequel tout s’incline avec un respect idolâtrique, tout, jusqu’à la vraie science elle-même qui lui fait bassement la cour. Voilà vos propres paroles, Stavroguine, sauf les mots concernant la demi-science qui sont de moi, car je ne suis moi-même que demi-science, c’est pourquoi je la hais particulièrement. Mais vos pensées et même vos expressions, je les ai reproduites fidèlement, sans y changer un iota.

— J’en doute, observa Stavroguine ; — vous avez accueilli mes idées avec passion, et, par suite, vous les avez modifiées à votre insu. Déjà ce seul fait que pour vous Dieu se réduit à un simple attribut de la nationalité…

Il se mit à examiner Chatoff avec un redoublement d’attention, frappé moins de son langage que de sa physionomie en ce moment.

— Je rabaisse Dieu en le considérant comme un attribut de la nationalité ? cria Chatoff, — au contraire j’élève le peuple jusqu’à Dieu. Et quand en a-t-il été autrement ? Le peuple, c’est le corps de Dieu. Une nation ne mérite ce nom qu’aussi longtemps qu’elle a son dieu particulier et qu’elle repousse obstinément tous les autres ; aussi longtemps qu’elle compte avec son dieu vaincre et chasser du monde toutes les divinités étrangères. Telle a été depuis le commencement des siècles la croyance de tous les grands peuples, d