Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/281

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vous. Moi, je suis un homme sans talent, pas autre chose ; comme tel, je ne puis donner que mon sang ; eh bien, qu’il soit versé ! Je parle de vous, je vous ai attendu ici deux ans… Voilà une demi-heure que je danse tout nu pour vous. Vous, vous seul pourriez lever ce drapeau !…

Il n’acheva pas ; comme pris de désespoir, il s’accouda contre la table et laissa tomber sa tête entre ses mains.

— C’est une chose étrange, observa tout à coup Stavroguine, — que tout le monde me presse de lever un drapeau quelconque ! D’après les paroles qu’on m’a rapportées de lui, Pierre Stépanovitch est persuadé que je pourrais « lever le leur ». Il s’est mis dans la tête que je tiendrais avec succès chez eux le rôle de Stenka Razine, grâce à ce qu’il appelle mes « rares dispositions pour le crime ».

— Comment ? demanda Chatoff, — « grâce à vos rares dispositions pour le crime » ?

— Précisément.

— Hum ! Est-il vrai que le marquis de Sade aurait pu être votre élève ? Est-il vrai que vous séduisiez et débauchiez des enfants ? Parlez, ne mentez pas, cria-t-il hors de lui, — Nicolas Stavroguine ne peut pas mentir devant Chatoff qui l’a frappé au visage ! Dites tout, et, si c’est vrai, je vous tuerai sur place à l’instant même !

— J’ai dit ces paroles, mais je n’ai pas outragé d’enfants, déclara Nicolas Vsévolodovitch, seulement cette réponse ne vint qu’après un trop long silence. Il était pâle, et ses yeux jetaient des flammes.

— Mais vous l’avez dit ! poursuivit d’un ton de maître Chatoff qui fixait toujours sur lui un regard brûlant. — Est-il vrai que vous assuriez ne voir aucune différence de beauté entre la farce la plus grossièrement sensuelle et l’action la plus héroïque, fût-ce celle de sacrifier sa vie pour l’humanité ? Est-il vrai que vous trouviez dans les deux extrémités une beauté et une jouissance égales ?