Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/358

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qu’elle m’eût aperçu, elle m’appela d’un geste, fit arrêter la calèche et exigea absolument que j’y prisse place. Ensuite elle me présenta aux dames élégantes qui l’accompagnaient, et m’expliqua que leur promenade avait un but fort intéressant. Élisabeth Nikolaïevna riait et paraissait extrêmement heureuse. Dans ces derniers temps, elle était devenue d’une pétulante gaieté. Il s’agissait en effet d’une partie de plaisir assez excentrique : tout ce monde se rendait de l’autre côté de la rivière, chez le marchant Sévostianoff qui, depuis dix ans, donnait l’hospitalité à Sémen Iakovlévitch, iourodivii[16] renommé pour sa sainteté et ses prophéties non seulement dans notre province, mais dans les gouvernements voisins et même dans les deux capitales. Quantité de gens allaient se prosterner devant ce fou et tâchaient d’obtenir une parole de lui ; les visiteurs apportaient avec eux des présents souvent considérables. Quand il n’appliquait pas à ses besoins les offrandes qu’il recevait, il en faisait don à une église, d’ordinaire au monastère de Saint-Euthyme ; aussi un moine de ce couvent était-il à demeure dans le pavillon occupé par l’iourodivii. Tous se promettaient beaucoup d’amusement. Personne dans cette société n’avait encore vu Sémen Iakovlévitch ; Liamchine seul était déjà allé chez lui auparavant : il racontait que le fou l’avait fait mettre à la porte à coups de balai et lui avait lancé de sa propre main deux grosses pommes de terre bouillies. Parmi les cavaliers je remarquai Pierre Stépanovitch ; il avait loué un cheval de Cosaque et se tenait très mal sur sa monture. Dans la cavalcade figurait aussi Stavroguine. Lorsque dans son entourage on organisait une partie de plaisir, il consentait parfois à en être et avait toujours, en pareil cas, l’air aussi gai que le voulaient les convenances, mais, selon son habitude, il parlait peu.

Au moment où la caravane arrivait vis-à-vis de l’hôtel qui se trouve près du pont, quelqu’un observa brusqu