Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/359

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ement qu’un voyageur venait de se tirer un coup de pistolet dans cette maison, et qu’on attendait la police. Un autre proposa aussitôt d’aller voir le cadavre. Cette idée fut accueillie avec d’autant plus d’empressement que nos dames n’avaient jamais vu de suicidé. « On s’ennuie tant, dit l’une d’elles, qu’il ne faut pas être difficile en fait de distractions. » Deux ou trois seulement restèrent à la porte, les autres envahirent toutes ensembles le malpropre corridor, et parmi elles je ne fus pas peu surpris de remarquer Élisabeth Nikolaïevna elle-même. La chambre où gisait le corps était ouverte, et, naturellement, on n’osa pas nous en refuser l’entrée. Le défunt était un tout jeune homme, on ne lui aurait pas donné plus de dix-neuf ans ; avec ses épais cheveux blonds, son front pur et l’ovale régulier de son visage il avait dû être très beau. Ses membres étaient déjà roides, et sa face blanche semblait de marbre. Sur la table se trouvait un billet qu’il avait laissé pour qu’on n’accusât personne de sa mort. Il se tuait, écrivait- il, parce qu’il avait boulotté (_sic_) quatre cents roubles. Ces quelques lignes contenaient quatre fautes de grammaire. Un gros propriétaire qui, apparemment, connaissait le suicidé et occupait dans l’hôtel une chambre voisine, se penchait sur le cadavre en poussant force soupirs. Il nous apprit que ce jeune homme était le fils d’une veuve qui habitait la campagne ; il avait été envoyé dans notre ville par sa famille, c’est-à-dire par sa mère, ses tantes et ses soeurs, pour acheter le trousseau d’une de celles-ci qui allait se marier prochainement ; une parente domiciliée ici devait le guider dans ces emplettes. On lui avait confié quatre cents roubles, les économies de dix années, et on ne l’avait laissé partir qu’après lui avoir prodigué les recommandations et avoir passé à son cou toutes sortes d’objets bénits. Jusqu’alors il avait toujours été un garçon très rangé.

Arrivé à la ville, au lieu d’aller chez sa parente, le jeune homme descendit à l’hôtel, puis se rendit droit au club où il comptait trouver quelque étranger qui consentît à tailler