Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/374

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moi et non chez vous, qu’enfin vous n’étiez qu’un simple précepteur à qui je donnais le logement dans ma maison pour lui compléter ses honoraires. Est-ce vrai ? Vous rappelez-vous cela ? Vous vous êtes toujours signalé par votre héroïsme, Stépan Trophimovitch.

— Ce n’a été qu’une minute de pusillanimité, une minute d’épanchement en tête-à-tête, gémit le visiteur ; — mais se peut- il qu’une rupture complète résulte d’un ressentiment aussi mesquin ? Est-ce là, vraiment, le seul souvenir que vous aient laissé tant d’années passées ensemble ?

— Vous êtes un terrible calculateur ; vous voulez toujours me faire croire que c’est moi qui reste en dette avec vous. À votre retour de l’étranger, vous m’avez regardée du haut de votre grandeur, vous ne m’avez pas laissée placer un mot ; et quand moi- même, après avoir visité l’Europe, j’ai voulu vous parler de l’impression que j’avais gardée de la Madone Sixtine, vous ne m’avez pas écoutée, vous avez dédaigneusement souri dans votre cravate, comme si je ne pouvais pas avoir tout comme vous des sensations artistiques.

— Ce n’était pas cela ; vous devez vous être trompée… J’ai oublié…

— Si, c’était bien cela ; mais vous n’aviez pas besoin de tant vous poser en esthéticien devant moi, car vous ne disiez que de pures billevesées. Personne, aujourd’hui, ne perd son temps à s’extasier devant la Madone, personne ne l’admire, sauf de vieux encroûtés. C’est prouvé.

— Ah ! c’est prouvé ?

— Elle ne sert absolument à rien. Ce gobelet est utile, parce qu’on peut y verser de l’eau ; ce crayon est utile, parce qu’on peut s’en servir pour prendre des notes ; mais un visage de femme peint ne vaut aucun de ceux qui existent dans la réalité. Essayez un peu de dessiner une pomme, et mettez à côté une vraie pomme, — laquelle choisirez-vous ? Je suis sûre que vous ne vous tromperez pas. Voilà comment on juge à présent toutes vos théories ; le premier rayon de libre examen a suffi pour en montrer la fausseté.