Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/66

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remontait à neuf ans : il s’étaient vus à Pétersbourg au moment où le jeune homme venait d’entrer à l’Université). Primitivement, le domaine avait pu valoir treize ou quatorze mille roubles, à présent on devait s’estimer heureux s’il trouvait acquéreur pour cinq mille. Sans doute Stépan Trophimovitch, muni qu’il était d’une procuration en bonne forme, avait parfaitement le droit de vendre le bois ; d’autre part, il pouvait alléguer à sa décharge cet impossible revenu de mille roubles que, depuis tant d’années, il envoyait à son fils. Mais Stépan Trophimovitch était un homme doué de sentiments nobles et généreux. Dans sa tête germa une idée grande : quand Pétroucha arriverait, déposer soudain sur la table le prix maximum du domaine, c’est-à-dire quinze mille roubles, sans faire la moindre allusion aux sommes expédiées jusqu’alors, puis, les larmes aux yeux, serrer fortement ce « cher fils » contre sa poitrine et terminer ainsi tous les comptes. Avec beaucoup de précaution il déroula ce petit tableau devant Barbara Pétrovna ; il lui fit entendre que cela donnerait même comme un cachet particulier de noblesse à leur amicale liaison… à leur « idée ». Cela montrerait combien l’ancienne génération l’emportait en grandeur d’âme et en désintéressement sur la mesquine jeunesse contemporaine. Il invoqua encore plusieurs autres considérations ; Barbara Pétrovna l’écouta en silence ; finalement elle lui déclara d’un ton sec qu’elle consentait à acheter le domaine, et qu’elle le payerait au prix le plus élevé, c’est-à-dire six ou sept mille roubles (on aurait même pu l’avoir pour cinq), mais elle ne dit pas un mot au sujet des huit mille roubles qu’il aurait fallu pour indemniser Pétroucha de la destruction du bois.

Cet entretien qui eut lieu un mois avant la demande en mariage laissa Stépan Trophimovitch soucieux. Naguère on pouvait encore espérer que son fils ne se montrerait jamais dans nos parages. En m’exprimant ainsi, je me place au point de vue d’un étranger, car, comme père, Stépan Trophimovitch aurait repoussé avec indignation l’idée même