Page:Dostoievski - Niétotchka Nezvanova.djvu/118

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Elle s’était attachée à moi de toute son âme. Elle se mit à m’aimer comme sa propre enfant, et, pour moi, pleurant encore de ma séparation d’avec Catherine, je m’étais jetée avidement dans les bras maternels de ma bienfaitrice. Depuis, mon amour ardent pour elle ne se démentit pas. Elle était pour moi une mère, une sœur, une amie, elle me remplaçait tout au monde et fut l’appui de ma jeunesse.

Je ne tardai pas aussi à remarquer, par une sorte d’instinct, que son sort n’était pas du tout si enviable qu’on aurait pu le croire au premier abord, d’après sa vie douce, d’apparence tranquille, d’après sa liberté apparente, d’après le sourire limpide qui éclairait si souvent son visage ; et au fur et à mesure que je me développais, j’observais quelque chose de nouveau dans la vie de ma bienfaitrice, quelque chose que mon cœur devinait lentement, péniblement, et mon attachement pour elle grandissait et se fortifiait d’autant plus que je prenais conscience de la tristesse de sa destinée.

Elle était d’un caractère timide et faible. En contemplant les traits clairs et calmes de son visage, on ne pouvait supposer tout d’abord qu’un trouble quelconque pût habiter son âme égale. Il ne venait pas à l’idée qu’elle pût ne pas aimer autrui ; la pitié l’emportait toujours dans son âme sur l’aversion. Et cependant elle avait peu d’amis et vivait en pleine solitude. Elle était passionnée et impressionnable par nature ; mais en même temps elle avait peur de ses impressions, comme si elle surveillait son cœur et ne lui permettait pas de s’oublier même en rêve. Parfois, aux heures les plus calmes, j’apercevais tout à coup des larmes dans ses yeux, comme si quelque souvenir pénible tourmentait sa conscience, s’enflammait soudainement dans son âme, souvenir qui surveillait son bonheur et le troublait. Et plus elle paraissait heureuse, plus clair et calme était le moment présent de sa vie, plus vive aussi était l’angoisse, plus pénible était sa tristesse soudaine, et ses larmes, comme en une crise, s’échappaient de ses yeux. Je ne me rappelle pas, pendant huit ans, un seul mois exempt d’une pareille souffrance.

Son mari paraissait l’aimer beaucoup. Elle l’adorait. Mais, à première vue, on avait l’impression que quelque chose d’inexpliqué existait entre eux ; il y avait dans leur vie un mystère, du moins le soupçonnai-je dès les premiers jours.