Page:Dostoievski - Niétotchka Nezvanova.djvu/152

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peine son émotion. Il salua froidement Alexandra Mikhaïlovna et s’assit silencieusement à sa place. Sa main tremblait quand il prit une tasse de thé. J’attendais l’explosion et la peur me saisit. Je voulais m’en aller, mais ne me décidais pas à abandonner Alexandra Mikhaïlovna dont le visage pâlissait en regardant son mari. Elle aussi pressentait quelque chose de mauvais. Enfin ce que j’attendais avec une telle crainte arriva. Au milieu du profond silence, je levai les yeux et rencontrai les lunettes de Piotr Alexandrovitch dirigées de mon côté. C’était si inattendu que je tressaillis et faillis pousser un cri. Je baissai les yeux. Alexandra Mikhaïlovna remarqua ce mouvement.

— Qu’avez-vous ? Pourquoi avez-vous rougi ? éclata la voix grossière et rude de Piotr Alexandrovitch.

Je ne répondis rien. Mon cœur battait si fort que je ne pouvais prononcer un mot.

— Pourquoi a-t-elle rougi ? Pourquoi rougit-elle toujours ? demanda-t-il en s’adressant à Alexandra Mikhaïlovna et me désignant avec effronterie.

L’indignation me coupait la respiration. Je jetai un regard sur Alexandra Mikhaïlovna. Elle me comprit. Ses joues pâles s’empourprèrent.

— Annette, me dit-elle d’une voix ferme, que je n’attendais pas d’elle, va dans ta chambre, et dans un instant j’irai t’y rejoindre et nous passerons la soirée ensemble…

— Je vous demande si vous m’avez entendu ou non ? interrompit Piotr Alexandrovitch, en élevant encore la voix et comme s’il n’entendait pas ce que disait sa femme. Pourquoi rougissez-vous quand vous me rencontrez ? Répondez…

— Pourquoi la faites-vous rougir et moi aussi ? répondit Alexandra Mikhaïlovna d’une voix entrecoupée d’émotion.

Je regardai avec étonnement Alexandra Mikhaïlovna. La véhémence de son observation me fut au premier moment incompréhensible.

— C’est moi qui vous, fais rougir ? Moi, répondit Piotr Alexandrovitch, qui lui aussi parut étonné, en appuyant particulièrement sur le mot moi. C’est à cause de moi que vous rougissez ? Mais est-ce que je puis vous faire rougir pour moi ? Qui de nous deux doit rougir, vous ou moi ? Qu’en pensez-vous ?