Page:Dostoievski - Niétotchka Nezvanova.djvu/40

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le public et lui, mais cette fois de juger sérieusement, en vrais amis et sans se moquer de lui…

Une fois ma mère m’envoya acheter quelque chose dans une boutique. Je revenais tenant soigneusement la menue monnaie d’argent qu’on m’avait rendue, quand, dans l’escalier, je rencontrai mon père qui sortait. Je souris, comme je le faisais toujours quand je le voyais. Il se pencha pour m’embrasser et remarqua dans ma main la monnaie d’argent. J’ai oublié de dire que j’étais si habituée à l’expression de son visage qu’aussitôt, du premier coup d’œil ; je devinais presque toujours chacun de ses désirs. Quand il était triste mon cœur était angoissé. En général, il se démoralisait surtout fortement quand il n’avait pas le sou, et que, pour cette cause, il ne pouvait pas boire de vin, ce dont il avait pris l’habitude. Mais au moment où je le rencontrai dans l’escalier, il me sembla qu’il se passait en lui quelque chose de particulier. Ses yeux troubles étaient hagards. Tout d’abord il ne fit pas attention à moi, mais, quand il aperçut dans ma main la monnaie brillante, il devint subitement rouge, puis pâlit et avança la main pour me prendre l’argent ; mais il la retira aussitôt. Évidemment une lutte se livrait en lui. Enfin, prenant une résolution, il m’ordonna de monter et lui-même descendit quelques marches. Mais soudain il s’arrêta et, hâtivement, m’appela. Il était très gêné.

— « Écoute, Niétotchka, me dit-il ; donne-moi cet argent. Je te le rapporterai. Eh bien ! le donneras-tu à ton père ? Tu es bonne, n’est-ce pas, Niétotchka ? »

J’en avais comme le pressentiment. Mais au premier moment l’idée de la colère de maman, la timidité, et surtout une honte instinctive pour moi et pour mon père m’empêchèrent de lui remettre l’argent. Il remarqua instantanément tout cela et dit hâtivement. — « Non, non, il ne faut pas, il ne faut pas. » — « Non papa, prends, je dirai que je l’ai perdu, que les enfants du voisinage me l’ont pris. » — « C’est bien. C’est bien. Je savais que tu es une enfant intelligente », dit-il en souriant, la lèvre tremblante, et ne dissimulant sa joie que quand il sentit l’argent dans sa main. — « Tu es une brave fille. Tu es mon petit ange. Viens, donne, j’embrasserai ta main. » Il saisit ma main et voulut l’embrasser, mais je la retirai rapidement. Une sorte de pitié me saisit et la honte commença à me torturer de plus en plus. Je courus en haut, effrayée, laissant