Page:Doyle - Du mystérieux au tragique.djvu/19

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à demi fumé, rien n’y trahissait l’occupation récente. La porte en était fermée à clef. Dans le compartiment d’à-côté, qui avait le premier attiré l’attention, il ne restait trace ni du monsieur au col d’astrakan, ni de sa jeune compagne. Les trois voyageurs avaient disparu. D’autre part, dans le compartiment qu’avaient occupé le grand monsieur et la dame, on découvrit le cadavre d’un jeune homme élégamment vêtu et d’aspect distingué. Il gisait les genoux dressés, la tête contre la portière opposée, un coude sur chacune des deux banquettes. Une balle l’avait frappé au cœur, et la mort avait dû être instantanée. Personne ne l’avait vu monter dans le train ; on ne trouva sur lui aucun billet de chemin de fer ; son linge ne portait pas de marques ; il n’avait dans ses poches ni papiers ni objet personnel permettant de l’identifier. Qui était ce voyageur, d’où il venait, quelles circonstances avaient accompagné sa fin tragique ? tout cela ne constituait pas un moindre mystère que la disparition des trois voyageurs partis, une heure et demie avant, de Willesden Junction, dans les deux compartiments.

On ne trouva, ai-je dit, sur le jeune homme inconnu, aucun objet personnel qui permît de l’identifier. En réalité, un détail particulier donna lieu dans le temps à mille commentaires. Il avait sur lui jusqu’à six montres, et toutes de grand prix : trois dans les poches du gilet, deux dans les poches du veston, une dans la gaine d’un bracelet de cuir enroulé à son poignet gauche. Apparemment, on était en présence d’un pickpocket chargé de son butin. Mais un fait démentait cette hypothèse : l’origine des six montres, toutes de fabrication américaine, et d’un modèle rare en Angleterre. Trois portaient la marque de la Société d’Horlogerie de Rochester ; il y en avait une sans indication d’origine ; une autre venait de chez Mason, d’Elmira ; la plus petite, enrichie de pierreries et très ciselée, sortait de chez Tiffany, de New-York. Quant au reste des objets que contenaient les poches, ils consistaient en un canif d’ivoire avec tire-bouchon, de chez Rodgers, à Sheffield ; un petit miroir rond d’un pouce de diamètre ; une contre-marque du Lycœum-Theatre ; une boîte en argent garnie d’allumettes-bougies ; un étui à cigares brun renfermant deux manilles ; et une somme de deux livres quatorze shillings. Ainsi, selon toute évidence, le meurtre n’avait pas eu le vol pour mobile. J’ai déjà noté que le linge, qui semblait neuf, ne portait pas d’initiales ; et il n’y avait aucun nom de tailleur sur les vêtements. L’homme était jeune d’aspect, court de taille, avec des joues lisses et des traits délicats. Une de ses dents de devant avait été aurifiée.

Sitôt le meurtre constaté, on vérifia le nombre des billets délivrés et celui des voyageurs eux-mêmes ; et l’on constata le manque de trois billets, correspondant à l’absence des trois voyageurs. L’express put alors reprendre sa route, mais avec un nouveau conducteur, John Palmer étant retenu à Rugby comme témoin. Puis arrivèrent l’inspecteur Vane, de Scotland Yard, et M. Henderson, détective particulier de la Compagnie qui procédèrent à une enquête approfondie sur cet événement dramatique.

Qu’il y eut assassinat, impossible d’en douter. La balle était celle d’un revolver de petit calibre ; et l’assassin devait avoir fait feu presque à bout portant, car le vêtement ne montrait pas de brûlure. On ne trouva dans le compartiment aucune arme, ce qui écarta finalement l’hypothèse de sui-