Page:Doyle - Du mystérieux au tragique.djvu/99

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endroit qui surplombe l’ouverture de la mine. Quoi qu’il advînt, j’étais prêt.

« Quand le train eut bifurqué sans encombre, Smith ralentit sa marche, puis, le relançant à toute vitesse, sauta de sa machine avant qu’il fût trop tard. Mc Pherson et mon lieutenant anglais firent de même. Peut-être le ralentissement momentané du train éveilla-t-il d’abord l’attention des voyageurs ; mais il avait déjà repris son élan avant que leurs têtes apparussent à la portière. Je souris en imaginant leur stupeur. Représentez-vous vos propres sentiments si, en vous penchant à la portière d’un train de luxe, vous aperceviez tout d’un coup une voie ruinée par le défaut d’usage et d’entretien, et jaunie par la rouille ! Quel arrêt dut se produire dans leur respiration à la seconde où ils constatèrent que ce n’était pas Manchester, mais la mort, qui les attendait au terme de ce trajet sinistre ! Leur train, cependant, lancé à une allure frénétique, courait, roulait, sursautait, avec d’effroyables grincements de roues sur les aspérités de la surface. Je voyais de près leurs visages. Je crois que Caratal priait : quelque chose qui avait l’air d’un rosaire lui pendillait entre les doigts. L’autre mugissait comme un taureau qui renifle le sang de l’abattoir ; il nous vit debout sur le talus, et se mit à nous faire des signes insensés. Puis, l’arrachant à son poignet, il nous jeta son portefeuille. Impossible de se méprendre sur le sens de ce geste : là étaient les documents accusateurs ; et l’on nous promettait le silence si nous faisions grâce de la vie. Nous, n’aurions pas demandé mieux que de pouvoir satisfaire au vœu des deux hommes : mais les affaires sont les affaires ; et le sort du train nous échappait autant qu’à eux.

« Les mugissements cessèrent quand, avec un horrible bruit de ferraille, le train prit la courbe, et que les voyageurs aperçurent, béante, la gueule de la mine. Nous avions enlevé la palissade qui la masquait, de façon à la dégager tout entière. Dans le principe, et en vue de faciliter le chargement du charbon, les rails arrivaient très près de la fosse ; pour en atteindre l’extrémité, nous avions ajouté deux ou trois longueurs de rails qui, au lieu de tomber juste, se projetaient de quelques pieds au-dessus du gouffre. Nous apercevions les deux têtes à la portière, Caratal au-dessous, Gomez au-dessus. La stupeur leur clouait la bouche. Et ils semblaient, l’un et l’autre, incapables de quitter leur place, comme paralysés par l’horreur de ce qu’ils voyaient.

« Je m’étais demandé comment, à toute vitesse, le train aborderait l’abîme vers lequel je l’avais aiguillé. Un de mes collaborateurs estimait qu’il bondirait par dessus le puits de la mine, et peu s’en fallut qu’il ne le franchît en effet. Par bonheur, cependant, il tomba court, et les tampons de la machine allèrent heurter avec un fracas terrible le bord opposé de la fosse. La cheminée vola dans l’air. Tender, voitures, fourgon s’écrasèrent les uns contre les autres, et, avec les débris de la machine, obstruèrent une minute ou deux l’ouverture. Puis, quelque chose céda au milieu, et ferrailles vertes, charbons fumants, tubes de cuivre, roues, boiseries, coussins, la masse entière, broyée, pulvérisée, s’engouffra dans la mine. Nous entendîmes les débris battre, battre, battre les parois ; puis, longtemps après, il y eut un bruit de choc, comme si ce qui restait du train eût touché le fond. La chaudière dut éclater,