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Le chameau avait, dès le début, pris son allure rapide et onduleuse, et les larges enjambées de ses sabots ne faisaient aucun bruit sur le sable du désert.

Malgré la douleur que lui causait sa blessure à la tête, Anesley se tenait pour ne pas crier la joie physique qu’il ressentait, en fendant sur le dos de cette bête rapide l’air frais et parfumé, le vent du Nord qui venait fouetter son visage.

Il consulta l’heure à sa montre et fit mentalement un rapide calcul du temps écoulé et des distances parcourues. Si toutes les chances le favorisaient, il n’espérait pas que ses dépêches pussent parvenir à Fleet street avant deux ou trois heures du matin. Peut-être réussirait-il, mais les circonstances semblaient lui être absolument contraires.

Anesley avait entendu dire que parfois le ventre des hommes voyageant sur des chameaux rapides éclatait, et que les Arabes avaient coutume quand ils entreprenaient un long parcours de se bander fortement l’abdomen avec une toile solide. Cette précaution lui avait paru tout d’abord superflue. Maintenant que le sol devenait plus rocailleux il en comprenait l’utilité. Tantôt projeté en avant, tantôt en arrière, puis sur les flancs, chacune des réactions le secouait à tel point qu’il se sentait endolori du sommet de la tête jusqu’aux genoux. Parfois il essayait en vain de s’accrocher à l’aide des mains au pommeau de la selle, afin de pouvoir amortir quelque peu les chocs, il relevait ses genoux, changeait de position, tout en serrant les dents, dans la ferme volonté de réussir ou de mourir à la tâche. Il lui semblait que sa tête était prête à sauter ; toutes les articulations de ses membres étaient comme disloquées.

Et pourtant il oublia ses souffrances quand, au lever de la lune, il entendit près de la rivière le bruit de sabots de chevaux et qu’il constata qu’il avait déjà gagné sur ses rivaux une certaine distance. Mais il n’avait pas encore effectué la moitié du trajet et il était déjà onze heures.

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Pendant toute la journée le manipulateur du télégraphe avait fait entendre son cliquetis saccadé dans la petite cabine en fer côtelé qui servait de station télégraphique à Sarras. Les dépêches chiffrées avaient rendu l’employé à moitié fou.

Enfin, vers deux heures du matin, celui-ci à bout de forces avait ouvert sa porte et allumait sa pipe, heureux de respirer un peu, quand il distingua dans l’obscurité un chameau qui venait de s’arrêter, et un homme paraissant en état complet d’ivresse qui s’avançait vers lui en titubant.

— Quelle heure est-il ? s’écria cet homme d’une voix qui ne semblait nullement avinée.

L’employé se borna à répondre qu’il était plus de deux heures.

La voix de son interlocuteur devint rauque et il dut saisir un des côtés de la porte pour ne pas tomber.

— Deux heures, s’écria-t-il. Allons, j’ai perdu !

La tête du malheureux était entourée d’un mouchoir taché de sang, et il se tenait là, les jambes arquées comme s’il n’avait plus la force de se tenir.

— Combien faut-il de temps pour transmettre un télégramme à Londres ?

— Environ deux heures.

— Et il est deux heures maintenant… par conséquent il ne pourrait arriver avant quatre heures.

— Avant trois heures.

— Quatre.

— Non… trois.

— Vous dites qu’il faut deux heures.

— Oui, mais il y a une différence de plus d’une heure de longitude.

— Pardieu ! j’arriverai à temps ! s’écria Anesley et, tout en trébuchant, il parvint à s’asseoir sur une caisse et commença à dicter son fameux télégramme.

C’est ainsi que la Gazette put, sous une manchette énorme, publier une longue et palpitante colonne, tandis que l’Intelligence et le Courrier étaient vides de nouvelles.

…Et quand, à quatre heures du matin, arrivèrent au bureau télégraphique de Sarras deux hommes éreintés sur deux chevaux fourbus, ces deux hommes, après avoir appris que leur jeune compagnon les avait précédés, se regardèrent en silence et repartirent sans bruit, sans échanger aucune impression, persuadés qu’il y a certaines situations qu’aucune langue au monde ne saurait dépeindre !


CONAN DOYLE.