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propre journal que, quand elle a réussi à exercer son pouvoir sur un sujet, elle peut ensuite l’obliger à obéir à sa volonté ? Or, ce pouvoir, elle est parvenue à l’exercer sur moi. Je suis actuellement sous la domination absolue de cette infirme. Je dois aller la voir quand elle me l’ordonne. Je dois faire ce qu’elle veut que je fasse. Je dois — et c’est encore là le pire de tout — je dois éprouver les sentiments qu’il lui plaît de me faire éprouver. Je la déteste, je la crains, et malgré cela, tant que je resterai sous le charme, elle pourra certainement me contraindre à l’aimer.

Il est donc un peu consolant tout de même de penser que ces odieuses impulsions dont je me suis blâmé ne viennent en réalité pas de moi du tout. Elles émanent d’elle et rien que d’elle, encore que j’aie été sur le moment si loin de m’en douter. Cette idée me réconcilie un peu avec moi-même, et me rend le cœur plus léger.


8 Avril.

Oui, maintenant, en plein jour, et tandis que j’écris posément en me donnant tout le temps de réfléchir, je suis forcée de confirmer tout ce que j’ai écrit sur mon journal hier soir. La situation dans laquelle je me trouve est épouvantable, mais il importe, avant tout, que je ne perde pas la tête. Il faut que j’oppose à la puissance de cette femme les ressources de mon intelligence. Après tout, je ne suis pas un pantin qu’on fait danser au bout d’une ficelle. J’ai de l’énergie, de l’esprit, du courage. En dépit de ses sortilèges diaboliques, je parviendrai peut-être à venir à bout d’elle quand même. Peut-être ? Ce n’est pas "peut-être" que je dois dire, c’est "il faut" ; sans quoi que deviendrais-je ?

Essayons un peu de raisonner la chose. Cette femme, d’après ses propres explications, a la capacité d’exercer sa domination sur mon système nerveux. Elle peut implanter son esprit à la place du mien dans mon corps et gouverner ce corps à sa guise. Elle a une âme parasite — oui, c’est un parasite, un parasite monstrueux. Elle s’introduit dans mon âme comme le Bernard l’Hermite dans la coquille du buccin. Je suis à sa merci ! Mais qu’y puis-je ? Je suis en butte à des forces dont je ne connais absolument rien. Et il ne m’est pas possible de m’ouvrir à qui que ce soit de l’embarras où je me trouve, et si jamais l’histoire venait à s’ébruiter, l’Université ne manquerait certainement pas de dire qu’elle n’a que faire d’un professeur tourmenté par le diable. Et Agatha ? Non, non, il faut que je tienne tête au danger tout seul.


III

Je viens de relire les pages où j’ai noté ce que m’avait dit cette femme lorsqu’elle m’avait parlé de son pouvoir. Elle prétend que, quand l’influence est seulement légère, le sujet a conscience de ce qu’il fait, mais ne peut pas s’empêcher de l’accomplir, tandis que, quand elle est, au contraire, très marquée, il cesse complètement de se rendre compte de ses actes. Or, jusqu’à présent, j’ai toujours su ce que je faisais, bien qu’un peu moins nettement hier soir que la fois précédente. Par conséquent, cela semblerait indiquer qu’elle n’a pas encore usé de toute sa puissance sur moi. Vit-on jamais un homme placé dans une situation pareille ?… Au fait, si, peut-être y en a-t-il eu un, et même un qui me touche de près : Charles Sadler a dû passer par où je passe en ce moment ! Ses vagues paroles d’avertissement prennent une signification à présent. Oh si seulement je l’avais écouté alors, avant que je n’aie aidé, au moyen des séances réitérées, à forger les maillons de la chaîne avec laquelle je suis maintenant attaché. Mais j’irai le voir aujourd’hui. Je lui demanderai pardon d’avoir tenu si peu de cas de ses judicieux avertissements. Je verrai s’il peut me donner un conseil.


4 heures de l’après-midi.

Non, il ne peut pas me donner de conseil. J’ai causé avec lui, et il a témoigné une si vive surprise aux premiers mots que je lui ai dits pour tâcher de lui expliquer mon abominable secret que je me suis abstenu d’aller plus loin. Autant que j’ai pu comprendre — par ce qu’il m’a laissé entendre et par ce que j’ai deviné, bien plus que par ce qu’il m’a réellement dit — ce qui lui est advenu à lui-même se borne à quelques mots et à quelques regards comme ceux que j’ai eu à endurer pour mon compte. Le fait qu’il a abandonné Mlle Penclosa suffit à lui seul à me montrer qu’il n’a jamais été réellement pris dans ses filets. Ah, s’il était capable de se douter de ce qu’il a esquivé ! c’est à son tempérament flegmatique de Saxon qu’il le doit. Moi, je suis brun et celte, et les griffes de cette sorcière sont profondément implantées dans mes nerfs. Parviendrai-je jamais à dénouer leur étreinte ? Redeviendrai-je jamais le même homme que j’étais il y a juste quinze jours ?

Cherchons ce que je dois faire. Quitter l’Université au milieu du trimestre, il n’y faut pas songer. Si j’étais libre d’agir à mon gré, ma ligne de conduite serait toute tracée. Je n’aurais qu’à boucler mes malles séance tenante et m’en aller faire un voyage en Perse. Mais, au reste, me permettrait-elle de partir ? Et son influence ne pourrait-elle agir sur moi-même en Perse et me ramener malgré moi auprès d’elle ? Ce n’est qu’au prix d’amères expériences que je parviendrai à circonscrire les limites de sa puissance démoniaque. Je lutterai âprement de toutes mes forces jusqu’au bout. Que pourrais-je faire de plus ?

Je sais très bien d’avance que, ce soir, vers huit heures, ce désir de me rapprocher d’elle — cette agitation irrésistible — m’envahiront de nouveau. Comment les surmonterai-je ? Que ferai-je ? Il faut que je m’enlève toute possibilité de sortir de chez moi. Je fermerai la porte à double tour, et je jetterai la clef par la fenêtre. Mais alors, demain matin, comment m’arrangerai-je ? N’importe ; demain matin, j’aviserai. En attendant, il faut briser à tout prix cette chaîne qui m’entrave.


9 Avril.

Victoire ! Victoire ! J’ai admirablement réussi !

Hier soir, à sept heures, je me suis dépêché de dîner, puis je me suis enfermé dans ma chambre à coucher, et j’ai laissé tomber la clef dans le jardin. J’ai choisi un roman gai, et je me suis mis au lit, essayant pendant trois heures de m’absorber dans ma lecture, mais en réalité en proie à une trépidation horrible, m’attendant à tout moment à ressentir l’impulsion mauvaise. Il n’en fut, cependant rien, et ce matin, je me suis éveillé avec l’impression d’être enfin débarrassé d’un atroce cauchemar. Peut-être cette créature a-t-elle eu l’intuition des dispositions que j’avais prises, et compris qu’il serait inutile de chercher à m’influencer. Dans tous les cas, je l’ai battue une fois, et du moment que je l’ai battue je pourrai recommencer.

Je me suis trouvé très embarrassé, le matin, à cause de la clef. Heureusement, il y avait, en bas un aide-jardinier, et je lui ai demandé de me la jeter. Il a dû penser que je venais seulement de la laisser tomber, J’aimerais mieux faire visser toutes les portes et les fenêtres et charger six hommes vigoureux de me maintenir sur mon lit plutôt que de me laisser mener ainsi par le bout du nez.

J’ai reçu cette après-midi un petit mot de Mme Marden me priant de passer chez elle. Mon intention, n’importe comment était bien d’aller la voir ; mais j’étais loin de me douter qu’elle avait de mauvaises nouvelles à m’annoncer. Il paraît que les Armstrong, qui doivent laisser leur fortune à Agatha, ont quitté Adélaïde pour rentrer