Page:Doyle - L’Ensorceleuse.djvu/14

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mes nerfs m’avertit que c’était cela que j’entendais : le choc sec du bois, alternant avec le coup plus sourd produit par le pied. Un instant, après la domestique l’avait introduite :

Je n’essayai pas de me conformer, ni elle non plus du reste, aux règles ordinaires de la politesse. Ma cigarette à demi éteinte entre les doigts, je me contentai de rester à ma place sans bouger en la regardant entrer. Elle aussi me regarda longuement en silence, et son regard me rappela que, sur ces pages mêmes, j’avais cherché à définir l’expression de ses yeux et à décider s’ils étaient furtifs ou farouches. Aujourd’hui il n’y avait pas d’hésitation permise — ils étaient farouches, froidement, inexorablement farouches.

— Eh bien, — me demanda-t-elle enfin, — êtes-vous toujours du même avis que lors de notre dernière rencontre ?

— Je n’en ai jamais changé.

— Comprenons nous bien, Professeur, — reprit-elle d’une voix lente. — Il est scabreux de s’amuser avec moi comme vous devez vous en rendre compte. C’est vous qui m’avez demandé d’entamer cette série d’expériences ; c’est vous qui avez gagné mon affection ; c’est vous qui m’avez apporté votre portrait revêtu d’une dédicace affectueuse, et enfin c’est vous qui, le même soir, avez jugé opportun de m’outrager de la façon la plus injurieuse, me parlant comme jamais aucun homme n’avait osé me parler jusqu’à ce jour. Avouez que ces paroles vous ont échappé dans un moment de colère, et je serai toute prête à les oublier et à les pardonner. Vous ne pensiez pas ce que vous avez dit, n’est-ce pas ? Vous ne me détestez pas ?

J’étais presque tenté de plaindre cette malheureuse contrefaite — un tel désir d’aimer s’était si brusquement révélé au fond de ses prunelles menaçantes. Mais je repensai à tout ce que j’avais enduré à cause d’elle, et mon cœur devint dur.

— Si vous m’avez jamais entendu vous parler d’amour, — répliquai-je, — vous savez fort bien que c’était votre voix qui parlait et non la mienne. Les seules paroles de vérité que j’aie pu vous adresser furent celles que je prononçai lors de notre dernière entrevue.

— Je le sais. Quelqu’un vous a excité contre moi. C’est lui. — Elle frappa avec sa béquille sur le plancher pour indiquer mon voisin d’en dessous. — Or, vous n’ignorez pas que, si je le voulais, je pourrais, à l’instant même vous contraindre à vous coucher à mes pieds comme un épagneul. Il ne vous arrivera plus de me surprendre dans un moment de faiblesse où vous puissiez m’insulter avec impunité. Prenez garde à ce que vous faites, Professeur Gilroy. Vous êtes placé dans une situation terrible. Vous ne vous êtes pas encore rendu compte de l’ascendant que j’ai sur vous.

Je haussai les épaules et me détournai.

— Eh bien, reprit-elle après une pause, — puisque vous méprisez mon amour, nous verrons un peu ce que je pourrai obtenir de vous avec la peur. Vous souriez maintenant, mais un jour viendra où, à grands cris, vous me supplierez de vous pardonner. Oui, tout fier que vous êtes, vous ramperez dans la poussière devant moi, et vous maudirez le jour où, de votre meilleure amie, vous avez fait votre pire ennemie. Prenez garde Professeur Gilroy.

J’entrevis une main blanche qui s’agitait en l’air, et un visage qui n’avait presque plus rien d’humain tant il était grimaçant de colère. Un instant après, elle était partie, et j’entendis, dans le corridor, son étrange bruit de clochement, qui allait s’éloignant, accompagné, à brefs intervalles, de coups de béquille.

En attendant, elle m’a mis l’inquiétude dans l’âme ; des pressentiments vagues de malheurs à venir m’assaillent à chaque instant. C’est en vain que j’essaie de me persuader que les menaces qu’elle m’a faites ne sont que des paroles en l’air inspirées par la colère. Je me rappelle trop bien le regard implacable de ses yeux pour supposer qu’il en soit ainsi. Que dois-je faire ?… Ah oui, que dois-je faire ? Je ne suis plus le maître de mon âme désormais. À n’importe quel moment cet exécrable parasite peut s’insinuer en moi, et alors ?… Il faut que je confie à quelqu’un mon hideux secret, il le faut sans quoi je deviendrai fou. Si encore j’avais quelqu’un pour me témoigner un peu de sympathie et me donner des conseils ! Wilson ? Il ne faut pas y songer, Charles Sadler ? Lui, ne me comprendrait que dans la mesure de ce qu’il a vu lui-même. Pratt-Haldane ? Voilà un homme bien équilibré, un homme de grand bon sens et plein de ressource. J’irai le trouver. Je lui raconterai tout. Dieu veuille qu’il soit capable de me conseiller !

IV

6 h. 45 du soir.

Non, c’est inutile, il n’y a personne en ce monde qui puisse me secourir. Il faut que je me résigne à lutter tout seul, j’ai le choix entre deux parties : ou bien faire la cour à cette femme comme elle désire, ou bien supporter toutes les persécutions qu’il lui plaira de m’infliger. Même si elle ne me fait rien, je vivrai perpétuellement dans un enfer d’appréhension. Eh bien, elle peut me torturer, elle peut me rendre fou, elle peut me tuer, jamais, jamais je ne céderai. Quel que soit le supplice qu’elle m’inflige, il ne sera pas si cruel que celui de perdre Agatha et de savoir que j’ai forfait à mon honneur de galant homme.

Pratt-Haldane s’est montré fort aimable et a écouté mon récit avec la plus grande politesse. Mais lorsque je me suis pris à considérer ses gros traits, ses yeux endormis et l’ameublement lourd et massif au milieu duquel il vivait, j’ai senti que je ne pourrais guère le prendre comme confident pour une question aussi délicate. Tout cela était si substantiel, si matériel. Et puis d’ailleurs, qu’aurais-je moi-même répondu, il y a un mois à peine, si l’un de mes confrères était venu me raconter une semblable histoire d’obsession démoniaque ? Peut-être aurais-je témoigné d’une patience moins grande que la sienne.

Quoi qu’il en soit, il a pris note de mes explications, m’a demandé quelle quantité de thé je buvais, combien d’heures je dormais, si je m’étais surmené ces derniers temps, si j’avais des élancements dans la tête, des cauchemars, des tintements dans les oreilles, des éblouissements dans les yeux — autant de questions indiquant qu’il croyait devoir imputer à une congestion cérébrale la cause de mon tourment.

Finalement, il me congédia après m’avoir conseillé de prendre de l’exercice au grand air, d’éviter les sujets de surexcitation nerveuse, et débité un tas d’autres platitudes de ce genre. Je fis une boulette de son ordonnance dans laquelle il indiquait comme calmants le chloral et le bromure et la jetai au ruisseau.

Non, personne en ce monde ne peut me venir en aide. Si je demande avis à d’autres encore, je m’expose fort à ce qu’ils tiennent conseil entre eux et décident de me faire interner. Il ne me reste plus qu’à prendre mon courage à deux mains en souhaitant qu’il y ait encore un Dieu pour les honnêtes gens.


15 Avril.

C’est le printemps le plus délicieux que l’on ait jamais vu de mémoire d’homme. Il est si vert, si doux, si beau ! Ah, quel contraste entre cette radieuse nature et mon âme si déchirée !

Il ne m’est rien arrivé aujourd’hui, mais je sais que je suis sur le bord d’un abîme. Je le