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sais, et cependant je continue à vivre selon ma routine journalière. Le seul point brillant dans mon horizon noir, c’est qu’Agatha est heureuse, bien portante et à l’abri de tout danger. Si cette créature nous tenait tous les deux, que ne pourrait-elle faire ?


16 Avril.

Cette femme déploie une grande ingéniosité dans sa manière de me tourmenter. Elle sait combien j’aime mon travail et à quel point mon cours est apprécié. Aussi est-ce de ce côté-là qu’elle s’attaque à moi maintenant. Cela finira, je le vois bien, par me faire perdre ma place de professeur, mais je n’en combattrai pas moins jusqu’au bout. Si elle réussit à m’en déloger ce ne sera pas faute que je m’y sois cramponné.

Je n’avais remarqué aucun changement en moi ce matin pendant mon cours, sauf pendant une minute ou deux durant lesquelles j’ai éprouvé une sorte d’étourdissement ou de vertige qui a passé presque tout de suite. Au contraire, je me félicitais d’avoir réussi à traiter mon sujet — les fonctions des globules rouges — d’une façon aussi claire qu’intéressante.

Ce ne fut donc pas sans surprise que je vis un étudiant entrer dans mon laboratoire aussitôt après le cours et m’exposer la perplexité où le mettait la contradiction que présentaient mes explications avec celles de mon livre. Il me montra les notes qu’il avait prises, et qui indiquaient que, pendant une partie de mon cours, j’avais soutenu les hérésies les plus fantaisistes.

Naturellement je me suis défendu d’avoir jamais prononcé de telles absurdités, et je lui ai donné à entendre qu’il avait mal interprété ce que j’avais dit, mais en comparant ses notes avec celles de ses camarades, j’ai vu qu’il avait raison, et que j’avais réellement fait les assertions les plus invraisemblables.

Bien entendu j’expliquerai la chose en alléguant une distraction momentanée, mais j’ai lieu de croire, hélas, que l’incident se renouvellera. Heureusement il n’y a plus qu’un mois à passer à présent pour être à la fin de la session, et il faut espérer que je pourrai résister jusqu’à ce moment-là.


26 Avril.

Il y a dix jours que je n’ai eu le courage de rien écrire sur mon journal. À quoi bon prendre en note l’humiliation et l’avilissement dont je suis victime ? Je m’étais juré de ne jamais le rouvrir, et pourtant telle est la force de l’habitude que je me remets instinctivement aujourd’hui à consigner ici la suite de mes atroces péripéties — comme on voit des suicidés prendre note des effets du poison qui les tue.

Eh bien, la catastrophe que je prévoyais s’est produite — et cela pas plus tard qu’hier. Les autorités universitaires m’ont retiré mon cours. On a agi vis-à-vis de moi avec une extrême délicatesse, comme s’il s’agissait d’une mesure temporaire pour me permettre de me reposer du surmenage que j’ai subi et me donner tout loisir pour me soigner. Il n’en reste pas moins que c’est un fait accompli, et que j’ai cessé d’être le professeur Gilroy. Le laboratoire reste encore sous ma surveillance jusqu’à présent, mais il est probable que ce n’est pas pour longtemps.

Ma révocation est venue de ce que mon cours avait fini par être la risée de toute l’Université. Ma classe était envahie par une cohue d’étudiants qui venaient exprès pour voir et entendre ce que l’excentrique professeur allait encore faire ou dire. Je ne peux pas entrer dans ces humiliants détails. Oh ! cette femme diabolique ! Il n’y a pas de bouffonneries, ni de stupidités grotesques auxquelles elle ne m’ait contraint. Je commençais mon cours en m’exprimant avec beaucoup de correction et de netteté — mais toujours avec l’appréhension de quelque lacune imminente. Puis, lorsque je sentais la néfaste influence s’emparer de moi, les mains crispées et la sueur au front, je luttais tant que je pouvais pour y résister, tandis que les étudiants entendant mes paroles incohérentes et observant mes contorsions se mettaient à rire à gorge déployée. Ensuite, une fois qu’elle était arrivée à me gouverner comme elle voulait, elle me faisait dire les choses les plus insensées : plaisanteries bêtes, allocutions bizarres, comme si j’avais été en train de porter un toast, bribes de ballades et même, parfois, insultes personnelles contre tel ou tel membre de ma classe. Et puis, tout à coup, mon cerveau recouvrait sa lucidité perdue, et à partir de ce moment mon cours se continuait gravement jusqu’à la fin. Rien d’étonnant à ce que ma conduite soit devenue la fable du collège ! Rien d’étonnant à ce que l’aréopage universitaire se soit vu dans l’obligation de couper court officiellement à un tel scandale. Oh, cette femme diabolique !

Et le côté le plus effroyable de tout cela, c’est la solitude dans laquelle je me trouve. Qui soupçonnerait jamais que je suis la proie d’une obsession pareille, en me voyant assis comme je le suis en ce moment dans une banale bow-window anglaise en train de regarder une non moins banale rue anglaise avec ses omnibus bariolés et ses policemen indolents ; et pourtant, derrière moi se dresse une ombre effroyable, en désaccord complet avec l’époque et le milieu où je vis. Au milieu même de cette maison de science, je suis terrassé et terrassé par une puissance dont la science ne connaît rien. Aucun magistrat ne consentirait à m’entendre. Aucun journal n’entreprendrait de discuter mon cas. Aucun médecin n’ajouterait foi à mes déclarations. Mes amis les plus intimes ne verraient en ce qui m’arrive qu’un symptôme de dérangement cérébral. Je suis condamné à me tenir à l’écart de tous mes semblables. Oh, cette femme diabolique !

Mais qu’elle se méfie ! Elle va peut-être me pousser à bout tout à fait. Quand on ne peut pas se faire rendre justice par les autres, il arrive qu’on se la rend soi-même.

Je l’ai rencontrée dans la grand’rue hier soir, et elle m’a parlé. C’est peut-être tant mieux pour elle que notre rencontre n’ait pas eu lieu entre les haies d’une route de campagne déserte. Elle m’a demandé avec son sourire glacial si je me tenais pour suffisamment châtié ainsi. Je n’ai pas daigné lui répondre.

— Il faudra que nous essayions de vous donner un nouveau tour de vis, — m’a-t-elle dit alors.

— Prenez garde, madame, prenez garde !

Je l’ai déjà tenue à ma merci une foi ; peut-être l’occasion s’en présentera-t-elle de nouveau.


28 Avril.

Ma révocation a eu également pour effet de lui ôter la possibilité de continuer à me tourmenter comme elle l’avait fait ces derniers temps, et il en résulte que je viens de jouir de deux bonnes journées de tranquillité.

Après tout, il n’y a pas lieu de désespérer. Je reçois de toute part des témoignages de sympathie, et tout le monde s’accorde à dire que c’est mon dévouement à la science et le caractère ardu de mes recherches qui ont ébranlé mon système nerveux. J’ai reçu un message fort aimable du conseil de l’Université, m’engageant à voyager à l’étranger et manifestant le ferme espoir de me voir en état de reprendre mes fonctions dès le début du trimestre d’été. On ne saurait imaginer rien de plus flatteur que les allusions qui y sont faites à ma carrière et aux services que j’ai rendus.