Page:Doyle - L’Ensorceleuse.djvu/16

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Ce n’est que dans le malheur qu’on peut réellement apprécier la sympathie dont on jouit.

Il se peut que cette créature se lasse de me tourmenter et qu’alors tout finisse par bien tourner quand même. Dieu veuille qu’il en soit ainsi !


29 Avril.

Il vient de se produire une légère sensation dans notre petite ville endormie. Les faits-divers y sont assez rares en général, et il ne s’y commet guère de crime plus terrible que celui d’un noctambule tapageur qui casse quelques carreaux, ou qui en vient aux mains avec un policeman. Mais cette nuit, cela a été plus grave : des cambrioleurs ont essayé de s’introduire dans la succursale de la Banque d’Angleterre, et il n’en a pas fallu davantage pour mettre toute la population en émoi.

Parkinson, le directeur, est un de mes amis intimes, et je l’ai trouvé en proie à la plus vive émotion lorsque je suis allé le voir ce matin. Même si les voleurs avaient réussi à s’introduire dans la caisse — ce qu’ils n’ont d’ailleurs pas fait — il leur aurait fallu venir à bout des coffres-forts, de sorte que la défense était d’une force beaucoup plus considérable que ne le fut l’attaque. En somme, cette attaque ne semble pas avoir été bien formidable. Les châssis inférieurs de deux fenêtres du rez-de-chaussée portent simplement les marques d’une tentative d’effraction, comme si l’on avait poussé en dedans un oiseau à froid ou quelque autre instrument analogue pour essayer de les soulever. Il y a un détail qui devrait tendre à faciliter beaucoup les recherches, c’est que les boiseries avaient été justement repeintes en vert la veille, et le ou les malfaiteurs se sont mis certainement de la peinture après les doigts et après leurs vêtements.


4 h. et demi de l’après-midi.

Ah, la maudite femme ! la maudite femme !

N’importe ! elle ne me vaincra pas ! Non, elle ne me vaincra pas ! Mais quelle diablesse ! Elle m’a déjà enlevé ma place ; maintenant, elle voudrait me déshonorer. Ne puis-je donc rien contre elle ? Rien, sauf… Mais, si harcelé que je sois, je ne puis me résoudre à une chose pareille !

Il y a environ une heure, j’étais entré dans ma chambre et je me brossais les cheveux devant la glace, lorsque soudain mes yeux furent frappés de quelque chose qui me donna une telle nausée et me causa un si profond saisissement, que je m’assis sur le bord de mon lit et me mis à pleurer. Il y a bien des années que je n’avais versé de larmes, mais cette fois j’étais complètement anéanti, et je ne pouvais que sangloter, sangloter éperdument, en proie à une colère impuissante.

Ce que j’avais vu était ceci : mon veston d’intérieur, le paletot que j’enfile ordinairement après dîner, pendait à sa patère, et la manche droite, depuis le poignet jusqu’au coude, était barbouillée, en divers endroits, d’une épaisse couche de peinture verte desséchée.

Ainsi, voilà donc ce qu’elle voulait dire quand elle m’a parlé de donner un nouveau tour de vis ! Non contente de m’avoir fait passer pour un crétin aux yeux de tout le monde, elle voudrait maintenant qu’on me prît pour un criminel.

Elle a manqué son coup aujourd’hui, c’est fort bien ; mais la prochaine fois ? Je n’ose y songer…

Et Agatha ? Et ma pauvre vieille mère ?

Oui, c’est bien cela son nouveau tour de vis, et c’est cela aussi qu’elle entendait sans doute quand elle m’a dit que je ne me rendais pas compte de l’ascendant qu’elle a pris sur moi.

Je viens de relire le récit que j’ai fait de la conversation que j’ai eue un jour avec elle, lorsqu’elle m’a déclaré que, si elle exerçait sa volonté d’une façon légère, son sujet se rendait compte de ce qu’il faisait, et que si, au contraire, elle l’exerçait avec plus de force, il n’avait plus conscience de ses actes.

Cette nuit ç’a été mon cas. J’aurais juré que j’avais dormi profondément dans mon lit, sans que mon sommeil eut même été troublé par le moindre rêve. Et pourtant, ces taches de peinture m’indiquent que je me suis habillé, que je suis sorti, que j’ai essayé de fracturer les fenêtres de la Banque, et que je suis rentré. Ai-je été vu ? Se peut-il que quelqu’un m’ait pris sur le fait, et suivi jusque chez moi ? Ah quel enfer ma vie est devenue ! Je ne connais plus ni tranquillité, ni repos. Mais il va falloir que cela finisse d’une manière ou de l’autre. Je ne pourrai pas endurer ce supplice beaucoup plus longtemps maintenant.


10 heures du soir.

J’ai nettoyé mon veston avec de la térébenthine. Je ne pense pas que personne ait pu me voir. C’est avec mon tournevis que j’ai fait ces marques aux fenêtres. Je l’ai retrouvé tout barbouillé de peinture, et je l’ai nettoyé. J’ai une telle migraine qu’on dirait que ma tête va éclater. Aussi j’ai pris cinq cachets d’antipyrine. Si la pensée d’Agatha ne m’avait retenu, j’en aurais pris cinquante pour en finir une fois pour toutes.


3 Mai.

Trois jours de tranquillité. Cette créature infernale est comme un chat qui joue avec une souris. Elle ne me lâche que pour bondir sur moi de nouveau. Je n’ai jamais si peur d’elle que quand elle me laisse complètement tranquille. Mon état physique est déplorable — hoquets ininterrompus, ptôsis de la paupière gauche.

J’ai reçu une lettre des Marden m’annonçant qu’elles seront de retour après-demain. Je ne sais si je dois m’en réjouir ou m’en affliger. Tant qu’elles étaient à Londres, elles étaient en sûreté. Une fois revenues ici, qui sait si elles ne seront pas attirées à leur tour dans ces misérables filets où je me débats moi-même ? Et il faudra que je leur dise ce qu’il en est. Je ne pourrai pas me marier avec Agatha tant que j’aurai conscience de n’être pas responsable de mes actes. Il faudra que je leur dise quand bien même cela devrait provoquer une rupture entre nous.

C’est ce soir qu’a lieu le bal de l’Université, et je ne peux pas faire autrement que d’y aller. Dieu sait que je n’ai jamais eu si peu le cœur à m’amuser, mais je ne veux pas qu’on puisse dire que je ne suis plus en état de paraître en public. Au contraire, si l’on y remarque ma présence, et que l’on me voit causer avec les doyens de l’Université cela aidera beaucoup à faire comprendre qu’il serait injuste de me retirer ma chaire.


11 h. et demie du soir.

Je suis allé au bal. Charles Sadler m’a accompagné en allant, mais je suis reparti avant lui. Néanmoins, je vais attendre qu’il rentre pour me coucher, car vraiment j’appréhende de m’endormir le soir à présent. C’est un garçon enjoué et cela me calmera de bavarder un peu avec lui.

Somme toute cette soirée s’est passée d’une façon pleinement satisfaisante. J’ai parlé à tous ceux qui sont doués de quelque influence, et je crois avoir réussi à leur faire comprendre que ma chaire n’était pas encore tout à fait vacante.

La malfaisante créature était au bal, elle aussi, incapable de danser, bien entendu, mais assise avec Mme Wilson. À maintes et maintes reprises, ses yeux se fixèrent sur moi, et ce furent encore ses yeux que mon regard rencontra en dernier lieu au moment où je me retirais.

Une fois, m’étant assis de coin, je me pris à l’observer sans en avoir l’air, et je m’aperçus que son attention était concentrée sur Sadler qui, en ce moment, dansait avec la seconde des demoiselles