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Thurston. Si j’en juge par l’expression que sa physionomie avait alors, il vaut mieux pour lui qu’il ne soit pas sous sa domination comme moi. Il ne se doute pas à quel fléau il a échappé.

Il me semble que j’entends son cas dans la rue ; je vais descendre au-devant de lui. S’il veut…


4 Mai.

Pourquoi me suis-je interrompu de cette façon hier soir ! Je ne suis pas descendu du tout comme je le disais — ou du moins, si je l’ai fait, je n’en ai aucune souvenance.

Par contre, je ne me rappelle pas non plus avoir été me coucher. J’ai une main très enflée, ce matin, et pourtant je ne crois pas m’être blessé. À part cela, je constate que la soirée d’hier m’a fait du bien. Mais je ne puis pas comprendre comment il se fait que je n’aie pas été à la rencontre de Charles Sadler, alors que j’en avais l’intention bien arrêtée. Se pourrait-il donc… Hélas, ce n’est que trop probable ! M’a-t-elle fait commettre encore quelque insanité ?… Je vais aller trouver Sadler pour voir s’il sait ce qu’il en est.


Midi.

Ma situation est devenue absolument intenable. Ma vie ne vaut plus la peine d’être vécue. Mais s’il faut que je disparaisse, cette femme disparaîtra aussi en même temps que moi. Je ne veux pas qu’elle me survive pour en conduire un autre à la folie comme elle m’y a conduit moi-même. Non, cette fois, je suis tout à fait poussé à bout. Elle est arrivé à faire de moi l’homme le plus désespéré et le plus dangereux qui existe. Dieu sait que je n’ai jamais fait de mal à une mouche, mais si je pouvais tenir cette femme entre mes mains, je jure qu’elle ne sortirait pas d’ici vivante.

J’irai la voir aujourd’hui même, et je lui ferai savoir à quoi elle doit s’attendre de moi.

Ce matin, je suis descendu chez Sadler, et à ma grande surprise, je l’ai trouvé au lit. En me voyant entrer, il s’est dressé sur son séant et a tourné vers moi une figure qui me fit peine.

— Eh bien, quoi donc, Sadler ! Que vous est-il arrivé ? — m’écriai-je.

Mais je sentis mon cœur se glacer au moment même où je prononçais ces paroles.

Gilroy, — me répondit-il en parlant avec difficulté tant il avait les lèvres enflées. — J’avais, depuis plusieurs semaines déjà, l’impression que vous étiez fou. Maintenant, j’en suis sûr, et je sais même que vous êtes un fou dangereux. N’était que je ne veux pas provoquer un scandale, vous seriez déjà entre les mains de la police.

— Vous voulez dire ? … — commençai-je.

— Je veux dire que hier soir, quand j’ai ouvert la porte, vous vous êtes jeté sur moi, vous m’avez frappé des deux poings à la figure, renversé par terre, envoyé de furieux coups de pied dans les côtés et laissé presque évanoui sur le trottoir. Regardez votre main : elle vous donnera la preuve de ce que je vous dis.

En effet, elle était toute bouffie, surtout aux jointures, comme si elle avait subi quelque choc terrible. Que pouvais-je faire ? Bien qu’il m’eût taxé de folie, il me fallait bien lui avouer tout. Je m’assis auprès de son lit et me mis à lui raconter, depuis le début, tous les malheurs qui m’étaient arrivés. Je lui racontai ces choses en tremblant et avec des paroles fiévreuse qui auraient convaincu les plus sceptiques.

— Elle vous déteste comme elle me déteste, — m’écriai-je. — Hier soir, elle s’est vengée sur nous deux en même temps. Elle m’a vu quitter le bal, et elle a dû vous voir partir également. Elle savait le temps qu’il vous faudrait pour rentrer chez vous. Alors elle n’a eu qu’à faire appel à sa volonté mauvaise. Ah, l’état de votre figure n’est rien en comparaison de celui où est mon âme.

Il fut visiblement frappé de mon récit.

— Oui, oui, elle m’a guetté en effet lorsque je m’en suis allé, — murmura-t-il. — Elle est très capable d’avoir fait ce que vous dites. Mais est-il possible qu’elle vous ait réduit à une pareille extrémité ? Quelles sont vos intentions ?

— Mon intention est de mettre un terme à ce supplice, et m’écriai-je. — Je la préviendrai une bonne fois aujourd’hui, et si elle recommence, tant pis pour elle.

— Ne commettez pas de folie ! — me dit-il.

— De folie ! — m’exclamai-je. — Mais la plus grande folie que je pourrais commettre serait de tarder seulement d’une heure à agir.

Et je m’élançai hors de la chambre.

Me voici donc à la veille de ce qui pourra être le moment le plus critique de mon existence. Je vais faire immédiatement ce que j’ai dit. En attendant, j’ai obtenu un bon résultat aujourd’hui, car j’ai réussi à faire comprendre à un homme au moins ce qu’est réellement cette aventure monstrueuse dont je suis victime. Et dans le cas où les pires éventualités se produiraient, ce journal subsistera pour établir quelles furent les raisons qui m’ont fait agir.


Dans la soirée.

Quand je me suis présenté chez Wilson, on m’a tout de suite introduit, et je l’ai trouvé assis en compagnie de Mlle Penclosa. Une demi-heure durant, il m’a fallu subir ses fastidieuses explications au sujet des recherches qu’il a récemment entreprises sur les corps spirites, et pendant tout ce temps-là, cette femme et moi, nous nous sommes regardés en silence d’un bout de la pièce à l’autre. J’ai vu briller dans ses yeux une lueur de satisfaction sinistre, et elle a dû voir dans les miens une expression haineuse et menaçante.

Je désespérais presque de pouvoir m’entretenir avec elle comme je le désirais, lorsqu’on vint appeler Wilson, il nous laissera seuls ensemble pendant quelques minutes.

— Eh bien, Professeur Gilroy… mais, n’est-ce pas plutôt, Monsieur Gilroy qu’il faudrait dire, à présent, — murmura-t-elle avec son sourire aimer. — Comment va votre ami, M. Charles Sadler ?

— Misérable ! — lui criai-je. Vous êtes arrivée au terme de vos maléfices, à présent. Écoutez bien ce que je vais vous dire. — Je m’approchai d’elle et la secouai rudement par l’épaule. — Aussi vrai qu’il y a un Dieu au ciel, je jure que, si vous recommencez à me tourmenter avec nos diableries, vous le paierez de votre vie. Quoi qu’il en résulte, je vous tuerai. Il m’est impossible de supporter cela plus longtemps.

— Nous n’avons pas encore tout à fait réglé nos comptes, — me dit-elle avec une colère égale à la mienne. — Je suis capable d’aimer, mais je suis capable de haïr. Vous avez eu le choix entre les deux. Il vous a plu de mépriser mon amour, il va vous falloir maintenant tâter de ma haine. Je vois que je serai obligée d’aller encore un peu plus loin pour vous amener à la soumission complète, mais j’arriverai bientôt à vous mater. Mlle Marden revient demain, si je ne me trompe ?

— En quoi cela vous regarde-t-il ? — m’exclamai-je. — C’est une profanation que vous commettez en osant seulement penser à elle. Si je vous croyais capable de lui faire du mal…

Je vis qu’elle avait peur, bien qu’elle s’efforçât de n’en rien laisser paraître. Elle devina les noirs desseins que j’avais en tête et recula en frissonnant.

— Elle est heureuse d’avoir un champion tel que vous, — dit-elle, — qui pousse l’audace jusqu’à proférer des menaces contre une femme sans défense. Vraiment, il faut féliciter Mlle Marden du protecteur qu’elle s’est choisi.