Page:Doyle - L’Ensorceleuse.djvu/33

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

donc ? Et qu’était-ce que cette fenêtre d’où pendait extérieurement une corde ? Et où donc — oh où donc ? — était passée la gloire de Goresthorpe Grange, la meilleure vaisselle d’argent qui devait faire les délices de tant de générations de D’Odd ? Et pourquoi Mme D’Odd était-elle debout dans le jour blême de l’aube, et se tordait-elle les mains en répétant son refrain monotone ? Ce ne fut que très lentement que mon cerveau obscurci parvint à remarquer toutes ces choses et à établir les rapports qui existaient entre elles.

Lecteur, je n’ai jamais revu M. Abrahams depuis lors ; je n’ai jamais revu la vaisselle d’argent avec l’écusson de famille retrouvé ; et ce qui est pire que tout le reste, je n’ai jamais entrevu une seconde fois le spectre mélancolique à la robe traînante, et je ne suppose pas que cela m’advienne jamais à l’avenir. Il est de fait que mon aventure de cette nuit mémorable m’a guéri pour toujours de ma manie du surnaturel et m’a tout à fait réconcilié avec l’idée d’habiter un morne édifice de Londres et auquel songe depuis longtemps Mme D’Odd.

Quant à l’explication de ce qui s’est passé, c’est une chose qui donne le champ libre à plusieurs hypothèses. Que M. Abrahams, le chasseur de fantômes, fût le même individu que Jenny Wilson, alias le cambrioleur de Nottingham, c’est une supposition que l’on considère, à Scotland Yard, comme plus que probable, et il est certain que le signalement de ce remarquable filou concorde fort bien avec la physionomie de mon visiteur. On ramassa le lendemain, dans un champ voisin, le petit sac en cuir dont j’ai donné la description, et l’on s’aperçut qu’il renfermait un assortiment de premier ordre de pinces-monseigneur et de mèches anglaises. Des empreintes de pas profondément marquées dans la boue du fossé montraient qu’un complice resté en bas avait reçu le sac de précieuse argenterie qui avait été descendu par la fenêtre ouverte. À n’en point douter, les deux coquins cherchaient un coup à faire, avaient entendu les indiscrètes demandes de renseignements faites par Jack Brocket et avaient promptement profité de l’aubaine.

Et maintenant, en ce qui concerne mes visiteurs moins substantiels et la vision curieuse et grotesque que j’ai eue — dois-je l’attribuer à quelque réel pouvoir occulte de mon ami de Nottingham ? J’ai pendant longtemps conservé des doutes sur ce point, et j’ai fini par m’efforcer de résoudre le problème en consultant un médecin et analyste bien connu, et en lui envoyant les quelques gouttes de prétendue essence de Lucoptolycus qui restaient dans mon flacon.

Voici la lettre que j’ai reçue de lui, trop heureux encore de pouvoir terminer mon récit par les paroles pondérées d’un savant :

« M. Argentine D’Odd,
« les Ormes,
« Brixton.
« Arundel Street ».
« Monsieur,

« Votre cas fort singulier m’a vivement intéressé. La bouteille que vous m’avez envoyée contenait une forte solution de chloral, et la quantité que vous en avez absorbée d’après ce que vous me dites, doit s’élever à au moins quatre-vingt grammes d’hydrate pur. Cela vous a mis, bien entendu, dans un état d’insensibilité partielle et vous a fait passer peu à peu dans le complet coma. Dans le demi-évanouissement provoqué par l’intoxication du chloral, il n’est pas rare que des visions circonstanciées et bizarres se présentent, et cela plus particulièrement chez ceux qui ne sont pas habitués à se servir de ce médicament.

« Vous m’écrivez que vous aviez l’esprit saturé de littérature traitant de fantômes, et que vous preniez depuis longtemps un intérêt morbide à les classifier et à vous rappeler les diverses formes sous lesquelles on raconte que ces apparitions se révèlent. Souvenez-vous en outre, que vous étiez préparé à voir quelque chose de cette nature, et que vous aviez mis votre système nerveux dans un état de tension pas naturel.

« Étant données ces circonstances, j’estime que, loin de trouver étrange ce qui vous est arrivé, quiconque a fait des études sur les narcotiques, aurait trouvé plutôt matière à s’étonner si vous n’aviez pas ressenti certains effets de ce genre.

« Agréez, monsieur, l’expression de mes sentiments les plus distingués.

« Dr. T. E. Stube. »


POISSON D’AVRIL



La cabane d’Abe Durton n’était pas belle. D’aucuns la prétendaient affreuse, et d’autres, sans doute pour donner plus de poids à leur critique, allaient jusqu’à faire précéder cet adjectif d’une locution grossière fort en usage à l’Écluse d’Harvey.

Abe Durton, par contre, était un homme fruste et paisible, qui se souciait fort peu du blâme ou des louanges d’autrui. Il avait construit cette cabane de sa propre main ; elle était à la convenance de son associé et à la sienne ; que pouvaient-ils désirer de mieux ? Rien, n’est-ce pas ? Aussi regimbait-il très vite dès qu’on cherchait à entamer avec lui une discussion sur ce sujet.

— Ce n’est pas parce que c’est moi qui l’ai construite, déclarait-il, mais je parie qu’elle tiendra plus longtemps que n’importe quelle autre cambuse de la vallée. Y a des trous dedans, dites-vous ? Eh pardi, bien sûr qu’il y a des trous dedans. Comment donc qu’on ferait pour respirer s’il n’y en avait pas ? Au moins, chez moi, on ne peut pas dire que ça sent le renfermé. De quoi ? Il pleut dedans ? Eh bien, et puis après ? Est-ce que ce n’est pas un avantage de savoir tout de go qu’il pleut sans avoir besoin pour ça d’aller ouvrir la porte ? Pour mon compte, je ne voudrais pas habiter une maison qui ne laisserait pas filtrer l’eau du tout. Quoi encore ? Elle est de travers ? Ça, c’est une question de goût : moi, j’aime mieux une maison qui penche un peu. Et d’abord, est-ce que ça vous regarde ? Est-ce qu’elle ne plaît pas à mon associé, le patron Morgan ? Si ? Eh bien alors, du moment qu’elle lui suffit comme ça, elle doit me suffire, à moi aussi, je pense ?

Sur quoi, jugeant que la discussion prenait un tour un peu trop direct, l’adversaire trouvait en général plus sage de ne pas insister et préférait abandonner la victoire au rébarbatif architecte.