Page:Doyle - L’Ensorceleuse.djvu/37

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ton comme l’un des mineurs de la colonie les plus expérimentés et les plus habiles à estimer la valeur d’un filon. On l’avait toujours jugé capable d’apprécier avec une remarquable exactitude la quantité d’or que renfermait un fragment de quartz. C’était pourtant bien à tort, sans doute, car autrement il se serait à coup sûr évité des frais inutiles, au lieu de faire expertiser, comme cela lui arrivait si souvent maintenant, tant de spécimens sans valeur. M. Joshua Sinclair se vit inondé d’un tel déluge de fragments de mica et de morceaux de rocher renfermant un pourcentage infinitésimal de métal précieux qu’il en arriva à avoir une très piètre opinion des capacités minières du jeune homme.

Dans tous les cas, ce qu’il y a de sûr, c’est que grâce à ses visites commerciales, le matin et à ses visites de convenances, le soir, la haute stature du mineur devint bientôt familière dans le petit salon de la Villa des Azalées, comme avait été nommée la nouvelle maison de l’expert.

Lorsque la jeune fille se trouvait là, c’est à peine s’il osait ouvrir la bouche pour parler, et il se contentait de rester assis sur le bord de sa chaise, absorbé dans une muette admiration, tandis qu’elle jouait quelque morceau sur le piano qu’on venait de lui amener. Ses pieds prenaient toujours les positions les plus étranges et les plus imprévues, à tel point que Mlle Carrie en était arrivée à ne plus les envisager comme une partie intégrante de son corps, et à ne plus s’émouvoir lorsqu’il les lui fallait enjamber d’un côté de la table alors que celui auquel ils appartenaient se répandait en excuses de l’autre.

Un seul nuage assombrissait les radieuses espérances du brave Ossailles, c’était chaque fois que revenait Tom Ferguson le Noir, du Gué de Rochdale. Ce jeune drôle, qui était fort loin d’être bête, avait réussi à se gagner les bonnes grâces du vieux Joshua, et faisait de fréquentes visites à la villa. À vrai dire, ce Tom le Noir ne jouissait pas d’une réputation bien fameuse. On le savait joueur et on le soupçonnait fort d’être pire. Les habitants de l’Écluse d’Harvey n’étaient pas gens austères, Dieu le sait, et pourtant ils avaient tous l’impression que Ferguson n’était pas un homme à fréquenter. Néanmoins, il avait des manières désinvoltes et une conversation brillante qui séduisaient dès le premier abord et qui décidèrent le Patron, pourtant assez difficile sur ce chapitre, à nouer connaissance avec lui, tout en l’estimant à sa juste valeur.

On aurait dit que c’était pour Mlle Carrie un véritable soulagement lorsqu’elle le voyait revenir, et elle causait avec lui pendant des heures entières à propos de livres, de musique et des distractions de Melbourne. C’est dans ces moments-là que le pauvre et simple Ossailles se sentait envahi par un insurmontable découragement, et tantôt il s’esquivait comme un voleur, tantôt il demeurait immobile à sa place, fixant son rival d’un œil rancunier qui paraissait beaucoup le divertir.

Le mineur ne cherchait nullement à dissimuler à son ennemi l’admiration que lui inspirait Mlle Sinclair. S’il demeurait incapable de rien dire quand il était près d’elle, il avait vite fait, par contre, de retrouver sa langue pour en parler.

Pour le reste, confiant dans l’intelligence supérieure du Patron. Abe Durton lui exposait fréquemment ses inquiétudes.

— Cet abruti de Rochdale, dit-il un jour tristement, il vous débite ça tout de go, sans avoir l’air d’y toucher, tandis que moi, j’ai beau me creuser la cervelle, je ne trouve pas un seul mot à dire. Voyons, Patron, si tu étais à ma place, qu’est-ce que tu raconterais bien à une jeune fille comme Mlle Sinclair ?

— Ce que je lui raconterai ? Mon Dieu, je ne sais pas, lui répondit son compagnon. Je tacherais d’imaginer quelque chose qui puisse l’intéresser.

— C’est justement ce que je cherche aussi, seulement voilà, je ne trouve pas.

— Eh bien, explique-lui, par exemple, quels sont les usages et les coutumes du pays, repartit le patron en tirant rêveusement de grosses bouffées de sa pipe. Raconte-lui des anecdotes sur ce que tu as vu dans les mines, ça la distraira.

— Bien vrai ? C’est ça que tu ferais, toi ? s’écria son compagnon qui se sentait renaître à l’espoir. Mais alors, mon vieux, je suis bon. La prochaine fois que je la rencontre, je lui parle de Chicago Bill, et je lui raconte comment il a mis deux balles dans la peau de l’homme.

Le Patron Morgan éclata de rire.

— Ah non, non, mon garçon, ne t’avise pas de cela, répliqua-t-il. Tu ne réussirais qu’à l’épouvanter en lui narrant une pareille histoire. Parle-lui de quelque chose de plus gai, que diable ! quelque chose qui l’amuse, quelque chose de drôle.

— Quelque chose de drôle ? répliqua l’amoureux inquiet, d’une voix moins assurée. Alors faut-il lui dire comment nous avons saoulé tous les deux Max Houlahan et comment nous l’avons enfermé dans la chaire de la chapelle anabaptiste,… même que le lendemain matin, il ne voulait pas laisser entrer le prédicateur. Hein, qu’en dis-tu ?

— Garde-toi bien de jamais faire allusion à cela ! protesta son mentor avec consternation. Elle serait tellement scandalisée qu’elle ne voudrait plus jamais t’adresser la parole. Non, vois-tu, ce qu’il faut que tu lui expliques, ce sont les habitudes des mines, la façon dont les hommes y vivent, y travaillent et y meurent. Si c’est une jeune fille d’un peu de bon sens, cela l’intéressera certainement.

— La vie qu’on mène dans les mines ? Ah, Patron, que tu es bon de m’avoir dit ça. Comment qu’on vit ? Dame, pour ce qui est de ça, ça me connaît plutôt, et je me charge d’en débiter aussi long là-d’ssus que Tom le Noir. C’est entendu, à la première occasion, je suivrai ton conseil.

— À propos, ajouta négligemment son associé, tâche de le tenir un peu à l’œil, ce Ferguson. Il n’a pas la conscience très nette, je crois, et c’est un individu qui ne doit reculer devant rien quand il se propose d’atteindre son but. Tu te souviens comment Dick Williams, d’Englich Town, a été retrouvé mort dans la brousse. Naturellement, on a dit que c’étaient les bushrangers qui avaient fait le coup, mais n’empêche que Tom le Noir lui devait beaucoup plus d’argent qu’il ne lui en aurait jamais pu payer. D’ailleurs, ce n’est pas la première fois qu’il se trouve mêlé à de louches aventures. Donc, attention, Abe ! Surveille-le de près.

— Compte sur moi, repartit son compagnon.

Et le brave Ossailles tint parole. Le soir même, il était embusqué pour épier les allées et venues de son rival. C’est ainsi qu’il le vit sortir de la maison de l’expert avec une expression rageuse où se lisait clairement qu’il venait d’être blessé dans son orgueil. C’est ainsi également qu’il le vit franchir d’un bond la barrière du jardin, descendre le flanc du coteau à longues et rapides enjambées, en gesticulant comme un forcené, et disparaître au loin dans la brousse. Toutes ces choses, le brave Ossailles les nota avec soin et les casa dans un coin de sa mémoire ; puis, la mine pensive, il ralluma sa pipe et reprit le chemin de sa cabane.

Le mois de mars touchait à sa fin. La lumière crue et la chaleur torride de l’été, si cruelles aux antipodes, avaient commencé à préparer partout le décor fastueux et imposant de l’automne. À aucune époque de l’année, l’Écluse d’Harvey n’était, à vrai dire, plaisante à voir. Il y avait toujours quelque chose d’un prosaïsme désespérant dans ces deux coteaux dénudés et rocailleux, tout meurtris et déchiquetés par la main de l’homme, tout hérissés par les bras de fer des treuils et les vieux seaux défoncés éparpillés sur leurs interminables