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je ne renoncerai pas à mes convictions sans les avoir sérieusement défendues.


25 Mars.

Je suis stupéfait — confondu. Il est évident qu’il me faudra réviser l’opinion que je m’étais formée sur cette question. Mais avant tout, relatons d’une façon précise ce qui s’est passé.

Je venais d’achever mon petit déjeuner, et j’étais occupé à examiner quelques diagrammes qui serviront à illustrer ma prochaine conférence, lorsque ma femme de charge entra m’annoncer qu’Agatha était dans mon cabinet et demandait à me voir immédiatement. Je regardai la pendule, et constatai qu’il était neuf heures et demie.

Lorsque j’entrai dans la pièce, j’y trouvai Agatha debout devant la cheminée, face à moi. Quelque chose dans son attitude me glaça tout de suite et arrêta le flot de paroles qui montaient à mes lèvres. Elle avait sa voilette à moitié baissée, mais je m’aperçus qu’elle était pâle, et que l’expression de sa physionomie était pleine de contrainte.

— Austin, — me dit-elle, — je suis venue vous prévenir que nos fiançailles sont rompues.

Je chancelai. Oui, je crois bien que je chancelai littéralement. Dans tous les cas, d’un geste instinctif, je m’appuyai à la bibliothèque.

— Mais… mais… — bredouillai-je, — en vérité, c’est bien imprévu, Agatha.

— Oui, Austin. Je suis venue ici pour vous prévenir que nos fiançailles sont rompues.

— Enfin, voyons, expliquez-vous ! — m’écriai-je. — Vous avez bien un motif quelconque pour agir ainsi. Vous avez l’air tout drôle, Agatha. Parlez, enfin, parlez : dites-moi ce que j’ai bien pu faire pour vous offenser à ce point.

— Tout est fini, Austin.

— Mais pourquoi ? Vous devez vous imaginer des choses qui ne sont pas, Agatha. On vous aura raconté, je ne sais quel mensonge sur mon compte. Ou bien auriez-vous pris en mauvaise part quelle que chose que je vous ai dite ? Expliquez-moi seulement à quel propos vous vous êtes fâchée ainsi : il est probable qu’un seul mot suffira à vous démontrer que vous avez eu tort.

— Nous devons considérer tout cela comme terminé.

— Mais enfin hier soir, quand vous m’avez quitté, vous m’avez parlé comme d’habitude, et rien ne laissait prévoir une chose pareille. Que peut-il donc être arrivé dans l’intervalle pour que vous ayez changé si brusquement ? Ce ne pourrait être qu’un incident quelconque d’hier soir. Vous y avez réfléchi, et vous aurez trouvé sans doute que j’avais mal agi. Est-ce à propos de cette histoire d’hypnotisme ? Me blâmez-vous d’avoir permis à cette femme d’exercer son influence sur vous ? Vous savez pourtant bien qu’au moindre signe de votre part, je me serais interposé.

— C’est inutile, Austin. Tout est fini.

Sa voix était froide et mesurée ; sa manière d’être, singulièrement grave et dure. Il me parut qu’elle avait dû prendre la résolution bien nette de ne se laisser entraîner dans des explications ou des discussions d’aucune sorte. Quant à moi, j’étais en proie à une agitation telle que je tremblais de tous mes membres, et je détournai la tête tant j’avais honte de lui laisser voir l’émotion à laquelle j’étais en proie.

— Vous devez cependant bien comprendre quelle importance cela a pour moi, — m’exclamai-je — C’est l’anéantissement de toutes mes espérances et la ruine de ma vie entière. Je ne puis pas croire que vous voudrez m’infliger un tel châtiment sans m’avoir au moins permis de me disculper si vous me jugez coupable. Je vous en prie, dites-moi de quoi il s’agit. Vous savez bien que, quant à moi et quels que soient les reproches que j’aie à vous faire, je ne pourrais en aucun cas me conduire pareillement envers vous. Pour l’amour du ciel, Agatha, dites-moi quelle faute j’ai commise ?

Elle passa près de moi sans prononcer une parole et ouvrit la porte.

— C’est absolument inutile, Austin. Il faut considérer nos fiançailles comme rompues.

L’instant d’après, elle avait disparu, et je n’étais pas encore suffisamment revenu de mon saisissement pour songer à la suivre, que déjà j’entendais la porte du vestibule se refermer sur elle.

Je courus dans ma chambre pour changer de paletot avec l’idée de me rendre séance tenante chez Mme Marden afin de tâcher d’apprendre d’elle à quoi je devais attribuer le malheur qui m’arrivait. Mon trouble était si grand que j’arrivais à peine à lacer mes bottines.

Je venais d’endosser mon pardessus quand, au même instant, dix heures sonnèrent.

Dix heures ! Je repensai aussitôt au billet de Mlle Penclosa. Il était encore sur ma table à la place où je l’avais déposé la veille au soir. D’un geste fébrile, je fis sauter le cachet qui le fermait. À l’intérieur, je trouvai ces quelques lignes tracées au crayon, d’une écriture anguleuse :

« Mon cher Professeur Gilroy,

« Veuillez me pardonner le caractère un peu trop personnel peut-être de l’épreuve que je vous donne. Au cours d’un entretien que nous avions eu ensemble, le professeur Wilson, en me parlant de vous, avait fait allusion aux rapports qui existaient entre vous et mon sujet de ce soir, et j’ai pensé que le meilleur moyen de vous convaincre serait de commander, au moyen de la suggestion, à Mlle Marden d’aller vous voir demain matin à neuf heures et demie, et de suspendre vos fiançailles pendant une demi-heure environ. Les savants sont tellement exigeants qu’il est difficile de leur fournir des preuves capables de les satisfaire ; mais vous conviendrez, j’espère, que la chose que je lui fais accomplir n’est pas de celles qu’elle exécuterait volontiers de son propre mouvement. Oubliez tout ce qu’elle aura pu vous dire en cette circonstance, puisqu’en réalité elle n’y est absolument pour rien, et ne s’en souviendra certainement même pas.

« J’écris ce mot dans le but d’abréger les inquiétudes bien naturelles auxquelles vous serez sans doute en proie, et en même temps pour vous demander pardon du chagrin momentané qu’aura pu vous causer ma suggestion.

« Votre très dévouée,
« Helen Penclosa. »

À dire vrai, lorsque j’eus terminé la lecture de ce billet, mon soulagement fut si profond que je ne songeai pas un seul instant à en vouloir à celle qui l’avait écrit. Certes, c’était une grande liberté qu’elle avait prise à mon égard, liberté d’autant plus grande que nous ne nous connaissions que depuis la veille ; mais, somme toute, c’était une espèce de défi que je lui avais lancé avec mon scepticisme, et il faut convenir, comme elle le dit elle-même, qu’il était assez difficile d’imaginer une épreuve assez convaincante pour me satisfaire.

Elle avait d’ailleurs pleinement réussi. Désormais, la question ne faisait plus l’ombre d’un doute. Pour moi, la suggestion hypnotique était une vérité définitivement acquise. À dater de ce jour, elle prenait rang parmi les autres grands faits prouvés et reconnus. Il me paraissait en effet incontestable qu’Agatha, l’esprit le mieux équilibré parmi toutes les femmes de ma connaissances,