Page:Doyle - La Main brune.djvu/64

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m’en rendais compte à l’ombre projetée sur le parquet par la lumière du rat de cave. Alors il se mit à parler de cet homme qu’il appelait Edouard, et chacun de ses mots tombait comme une goutte de vitriol. Il parlait bas, de sorte que je ne pouvais pas tout entendre ; mais, à ce que j’entendais, je devinais qu’il n’aurait pas fait pis en la cinglant avec une cravache. D’abord, elle répliqua quelques mots ; ensuite elle se tut, tandis que, de sa voix glaciale et ironique, il continuait, insultant, fouaillant, torturant, tellement que je m’étonnai qu’elle le subît en silence. Et soudain, j’entendis le vieux crier : « Sortez de derrière moi ! Lâchez-moi ! Quoi ! vous oseriez me frapper ! » Il y eut un bruit caractéristique, une espèce de choc mou. Le vieux cria : « Mon Dieu ! du sang ! » et remua les pieds, comme s’il se levait. J’entendis un second coup. Le vieux cria encore : « Démon que vous êtes ! » Puis rien ne troubla plus le calme de la maison qu’un bruit d’éclaboussement sur le plancher.

Alors je sortis de ma cachette et, frissonnant d’horreur, je m’élançai vers la première salle. Le vieux avait glissé sur sa chaise, et sa robe de chambre, toute ramassée, lui donnait l’air d’avoir une monstrueuse bosse sur le dos. Sa tête, avec les lunettes restées à leur place, s’inclinait sur le côté, et sa bouche mince s’ouvrait comme celle d’un poisson mort. Je ne voyais pas d’où venait le sang, mais j’en entendais le claquement sur le plancher. Quant à elle, debout derrière lui, elle avait la figure éclairée en plein par le rat de cave. Ses lèvres se serraient, ses yeux luisaient, un peu de couleur lui était montée aux joues ; je ne me rappelais pas avoir rencontré une femme plus belle.

« Vous avez fait cela ! m’écriai-je.

— Oui, répondit-elle de son air tranquille, j’ai fait cela.

— Et maintenant, qu’allez-vous faire ? On va vous arrêter pour meurtre.

— Ne vous inquiétez pas de moi. Je n’ai rien qui m’attache à la vie, cela n’a donc pas d’importance. Donnez-moi la main pour le remettre droit sur sa chaise. C’est horrible de le voir ainsi. »

J’obéis, bien que cela me glaçât de toucher le cadavre. Un peu de sang me tomba sur la main, et j’en fus malade.

« à présent, dit-elle, vous pouvez prendre les médailles. Autant vous qu’un autre. Prenez et allez-vous-en.

— Je n’en ai plus envie. Je n’ai envie que de partir, je ne me suis jamais trouvé dans pareille affaire.

— Folie ! dit-elle. Vous êtes venu pour les médailles, elles sont à votre merci. Pourquoi ne les prendriez-vous pas ? Personne qui vous en empêche. »

Je tenais encore le sac. Elle ouvrit le meuble, et dans le sac nous jetâmes à nous deux une centaine de médailles. Mais je n’eus pas la force de rester davantage. Je m’approchai de la fenêtre, car l’air de la maison me semblait empoisonné après ce dont je venais d’être le témoin. En me retournant, je la vis encore debout, grande et gracieuse, sa lumière à la main, telle qu’elle m’était d’abord apparue. Elle me fit un geste d’adieu, auquel je répondis, et je m’engageai vivement dans l’allée sablée.

Dieu merci, j’ai le droit de jurer, la main sur le cœur, que je n’ai pas commis le meurtre. Peut-être en serait-il différemment si j’avais pu lire dans l’esprit de cette femme ; et sans doute il y aurait eu deux cadavres au lieu d’un dans cette chambre si j’avais pu soupçonner ce que cachait son dernier sourire. Uniquement préoccupé de ma sécurité, je ne réfléchis pas une minute à la façon dont elle m’avait noué la corde autour du cou. Mais j’avais à peine fait cinq pas hors de la fenêtre, en longeant la maison dans l’ombre, de la même façon qu’à mon arrivée, quand j’entendis un cri capable d’éveiller la paroisse, suivi d’un second, puis d’un troisième.

« à l’assassin ! à l’assassin ! à l’assassin ! au secours ! »

Et ces cris de femme dans la nuit paisible retentissaient par-dessus la campagne. Ils me traversaient la tête. En à s’agiter, des fenêtres à s’ouvrir, non un instant, des lumières commencèrent seulement dans la maison derrière moi, mais au pavillon de garde et aux écuries en face. Comme un lièvre effaré, je pris ma course dans l’allée, mais j’entendis la grille se fermer avant que je l’eusse atteinte. Alors, je cachai mon sac sous un amas de bois mort et j’essayai de me sauver à travers le parc. Quelqu’un m’aperçut au clair de lune, et j’eus bientôt à mes trousses une douzaine de gens avec des chiens. Je me blottis parmi les ronces, mais les chiens