Page:Doyle - La Main brune.djvu/70

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ils amenèrent la grande voile, déployèrent la misaine et le foc. Une légère brise soufflait du sud-est, et le petit navire prit sa route. Mais, à sept milles de terre, le vent mollit, la mer tomba au calme plat, la Matilda ne fit plus que suivre sur place le balancement d’une longue houle. Le dimanche se passa tout entier sans qu’elle gagnât un mille, et, le soir, Yokohama s’allongeait encore à l’horizon.

Le lundi matin, Randolph Moore, arrivé d’Yeddo, se rendit droit à ses bureaux. Il avait su que ses employés s’étaient donné de l’air, et la nouvelle lui avait causé quelque surprise. Mais quand, devant la porte, il vit ses trois plus jeunes commis attendre dans la rue, les mains aux poches, il comprit que l’affaire était grave.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda-t-il.

C’était un homme d’action, et pas commode à certaines heures.

« Nous ne pouvons pas entrer, dirent les commis.

— Où est Mr. Jelland ?

— Pas venu aujourd’hui.

— Mr. Mc Evoy ?

— Pas davantage. »

Randolph Moore se rembrunit.

« Il faut, dit-il, enfoncer la porte. »

On ne construit pas très solidement les maisons dans ce pays de tremblements de terre ; et l’on fut, en deux poussées, dans le bureau. Bien entendu, l’histoire se racontait d’elle-même : le coffre était ouvert, l’argent parti, les deux commis envolés. Moore ne perdit pas de temps en paroles.

« Où les a-t-on vus pour la dernière fois ?

— Ils ont acheté la Matilda samedi et sont partis en mer. »

Après ces deux jours, tout espoir semblait téméraire. Pourtant, Moore courut au rivage et fouilla l’horizon avec sa jumelle.

« Bon Dieu ! mais c’est la Matilda, là-bas, s’écria-t-il. Je la reconnais à sa mâture. Je tiens mes deux gredins ! »

Une difficulté vint encore à se produire. Il n’y avait pas de bateau sous pression, et l’impatience de Moore ne pouvait attendre. Des nuages s’amoncelaient sur la crête des collines, annonciateurs d’un changement de temps. Un bateau de police était prêt : Randolph lui-même prit la barre en s’élançant à la poursuite de la barque immobilisée par l’accalmie.

Jelland et Mc Evoy, qui commençaient à désespérer du vent, virent le petit point noir se détacher de la terre et grandir à chaque coup de rame. Puis, le bateau se rapprochant, ils purent reconnaître qu’il était plein de gens, et deviner, à l’éclat de leurs armes, quelle sorte de gens c’était. Penché sur la barque, Jelland regardait le ciel menaçant, les voiles flasques, le bateau toujours plus proche.

« On nous donne la chasse, Willy, dit-il. Pardieu ! nous avons la guigne ; car il y a du vent dans ce ciel-là, et nous l’aurions d’ici une heure. »

Mc Evoy gémit.

« Pas la peine de s’attendrir, mon garçon, reprit Jelland. Le bateau est celui de la police, et le vieux Moore mène les rameurs avec un entrain d’enfer. Il y va de dix dollars pour chaque homme. »

À genoux sur le pont, Willy Mc Evoy se blottissait contre le plat-bord.

« Ma mère ! sanglotait-il, ma pauvre vieille mère !



lorsqu’il vit les commis
devant la porte, il comprit
que l’affaire était grave. (p. 70.)