Page:Doyle - La Main brune.djvu/79

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

bouillie, continua Séverall, de la même voix terrifiée et sourde. Grâce à Dieu, le malheureux avait pris son laudanum. Vous pouvez voir à son visage que la mort l’a surpris dans le sommeil.

— Mais enfin, l’auteur du crime ?

— Je me sens au bout de mes forces, conclut le docteur en s’épongeant le front. Je ne me crois pas plus poltron qu’un autre, mais ceci me dépasse. Et si vous retournez au Gamecock

— Venez, » dis-je.

Nous partîmes. Il y avait certes quelque danger à se hasarder avec un léger canot sur ce fleuve déchaîné. Mais pas un instant l’idée ne nous arrêta. Lui, épuisant l’eau, moi, pagayant, nous réussîmes à maintenir à flot notre barque et nous gagnâmes le pont du yacht. Et quand, ainsi, deux cents yards nous séparèrent de l’île maudite, nous nous sentîmes redevenir nous-mêmes.

« Nous reviendrons dans une heure, dit-il. Mais nous avons besoin d’un peu de temps pour nous remettre. Je ne voudrais pas, pour toute une année de solde, que mes noirs aient pu me voir dans l’état où j’étais encore il y a quelques minutes.

— J’ai donné l’ordre au steward de préparer le déjeuner. Nous reviendrons ensuite. Mais, au nom de Dieu, docteur, comment expliquez-vous ce qui arrive ?

— Cela me déconcerte. J’ai entendu parler des diableries du vaudou[1], et j’en ai ri comme tout le monde. Mais ce pauvre Walker, un digne Anglais du xixe siècle, craignant Dieu et membre de la Primrose League[2], s’en aller de la sorte, sans un os intact dans le corps, cela m’a donné un coup, je le confesse ! Regardez donc ce matelot, Meldrum : est-il saoul ? a-t-il perdu la tête ? Ou bien quoi ?

Patterson, le plus ancien matelot du bord, un homme dur à émouvoir comme les Pyramides, avait été placé à l’avant du navire pour écarter avec une gaffe les pièces de bois s’en allant à la dérive. Les genoux tordus, les yeux fixes, il zébrait l’air d’un index furieux.

« Voyez ! vociférait-il, voyez donc ! »

Et, tout de suite, nous vîmes un gigantesque tronc d’arbre qui descendait le fleuve : c’est tout juste si le flot léchait le sommet de sa vaste et noire circonférence. À trois pieds en avant, courbée comme une figure de proue, une tête effroyable se balançait de droite à gauche. Plate et féroce, elle avait la largeur d’un grand fût de bière et la couleur d’un champignon fané, mais le cou qu’elle terminait se tachetait de noir et de jaune pâle. Au moment où, dans les remous, le tronc passa par le travers du Gamecock, je vis, d’un creux de l’arbre, se dérouler deux anneaux immenses, et l’infâme tête se dresser tout d’un coup à huit ou dix pieds de haut, regardant le yacht avec des yeux voilés et ternes. Et filant devant nous avec son horrible occupant, l’arbre alla s’engouffrer dans l’Atlantique.

« Qu’est-ce que cela ? dis-je.

— Le mauvais esprit de notre atelier, répondit Séverall, redevenu instantanément le gros homme loquace de la veille. Oui, le voilà, le démon qui hantait notre île : c’était le grand python du Gabon ! »

Je me remémorai les histoires que j’avais entendues tout le long de la côte sur les monstrueux constrictors de l’intérieur, leur appétit périodique, les effets meurtriers de leur terrible étreinte. Et tout se reconstitua dans mon esprit. Une crue des eaux avait apporté la semaine d’avant ce grand arbre creux et son hôte redoutable. Dieu sait de quelle lointaine forêt tropicale il pouvait venir ! Il s’était échoué dans la petite baie à l’est de l’île. La tonnellerie se trouvait la maison la plus proche, et deux fois, au retour de son appétit, le python en avait enlevé le gardien. Sans doute il était revenu la nuit dernière au moment où Séverall avait cru voir bouger quelque chose derrière la fenêtre ; mais nos lumières l’avaient éloigné ; il avait alors rampé plus loin et broyé le pauvre Walker endormi.

« Pourquoi ne l’a-t-il pas enlevé ? demandai-je.

— Peut-être aura-t-il été effrayé par l’orage. Voici votre steward, Meldrum. Plus tôt nous aurons déjeuné et regagné l’île, mieux cela vaudra, car ces noirs pourraient penser que nous avons eu peur. »

  1. Sorcellerie africaine.
  2. Société anglaise de propagande conservatrice.