Page:Doyle - Le Monde perdu.djvu/114

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sique. En ce qui concerne les hommes-singes et les Indiens, quelle interprétation scientifique donner de leur présence ? Je n’en vois pas d’autre que l’invasion. Il a dû exister, naguère, dans l’Amérique du sud, un singe anthropoïde qui, ayant trouvé le chemin de ce plateau, s’y développa jusqu’à ces hommes-singes que nous avons vus, et dont quelques-uns…

Challenger me regarda fixement.

— … Étaient d’un aspect, d’une forme qui, si l’intelligence y avait correspondu, eussent honoré toute race vivante. Quant aux Indiens, je ne doute pas que leur immigration date de plus près encore. Sous la pression de la famine ou de la conquête, ils seront montés de la plaine, et, se trouvant alors en face de créatures féroces qu’ils n’avaient jamais vues, ils auront cherché un asile dans les cavernes dont nous a parlé notre jeune homme. Évidemment ils auront eu fort à faire pour se maintenir ici en dépit des bêtes sauvages, en dépit surtout des hommes-singes, qui devaient les regarder comme des intrus, et contre lesquels ils auront dû engager une lutte sans merci, où ils avaient l’avantage de l’intelligence. Si leur nombre paraît limité, cela tient à la rigueur même de cette lutte. Eh bien, messieurs, vous ai-je donné le mot de l’énigme ? Y a-t-il un point de ma démonstration que vous révoquiez en doute ?

Pour une fois, Summerlee, trop déprimé, se contenta de hocher violemment la tête en signe de désapprobation générale. Lord John, passant ses doigts dans les courtes mèches de ses cheveux, déclara qu’il ne se sentait pas qualifié pour ouvrir une controverse. Quant à moi, je jouai mon rôle ordinaire : je ramenai les choses au niveau prosaïque et pratique en faisant observer que l’un des Indiens manquait.

— Nous l’avons envoyé chercher de l’eau, dit lord John.

— Au camp ?

— Non, au ruisseau. Il est par là, à deux cents yards tout au plus, entre les arbres. Mais le drôle prend son temps.

— Je vais voir de son côté.

Prenant mon rifle, je laissai mes amis disposer notre frugal déjeuner et je partis vers le ruisseau. On me trouvera peut-être bien imprudent de quitter, fût-ce pour m’en éloigner de si peu, notre retraite ; mais rappelez-vous que nous étions à plusieurs milles de la Cité des singes, que nous n’avions pas lieu de nous croire dépistés par eux, et qu’en tout cas, mon rifle à la main, je ne les craignais pas. J’ignorais leur astuce et leur force.

Je percevais quelque part devant moi le murmure du ruisseau, mais un fouillis d’arbres et de ronces me le cachait encore. Tandis que je m’acheminais, vers ce point, qui était hors de la vue de mes compagnons, je remarquai, sous un arbre, dans la broussaille, une masse informe, et je frémis lorsqu’en m’approchant je reconnus le cadavre de notre Indien. Il gisait sur le côté, la tête renversée, le corps tordu, de telle sorte qu’il semblait regarder droit par-dessus son épaule. Je criai pour donner l’alarme, et me précipitai pour examiner le corps.

Il fallut qu’à ce moment mon ange gardien fît bonne garde : car un instinct d’appréhension ou quelque froissement de feuilles me fit lever les yeux. D’entre les branches serrées qui pendaient au-dessus de moi deux long bras musclés, garnis d’un poil rougeâtre, descendaient lentement ; une seconde de plus, et les grandes mains furtives m’eussent serré à la gorge. Je bondis en arrière, les mains furent encore plus rapides, et si, dans mon recul, j’esquivai leur étreinte fatale, l’une ne me saisit pas moins à la nuque, tandis que l’autre se posait sur mon visage. Je levai les bras pour me protéger la gorge. Aussitôt, la main qui me couvrait le visage glissa pour se refermer sur mes poignets. Je me sentis légèrement soulevé du sol ; en même temps, une intolérable traction s’exerçait derrière ma tête, tendait mes vertèbres. Je défaillais. Pourtant, je continuai de me débattre, je forçai la main qui me tenait le cou à lâcher prise, je relevai la tête ; et je vis une face épouvantable, avec des yeux bleus, froids, clairs, inexorables, plantés dans les miens. Ils avaient, ces terribles yeux, une espèce de pouvoir hypnotique. Ils brisaient ma résistance. La brute me sentit mollir ; et deux canines étincelèrent un moment aux deux côtés de sa gueule, cinq doigts m’agrippèrent de nouveau le cou, me soulevant et me ployant. Un cercle de brume colorée se forma devant mes yeux ; des cloches d’argent me tintèrent aux oreilles ; j’entendis, sourdement, comme très loin, la détonation d’un rifle ; j’eus l’impression d’une chute, d’un choc, et je perdis connaissance.

En m’éveillant, je me trouvai couché sur l’herbe, dans notre repaire. Lord John m’aspergeait la figure avec de l’eau qu’on avait apportée du ruisseau ; cependant,