Page:Doyle - Le Monde perdu.djvu/141

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sans qu’il lui en coûtât d’effort ni de sacrifice ? Mais peut-être ne m’en avisai-je qu’aujourd’hui par l’effet de cette vaine sagesse que donne l’expérience. J’avais reçu un coup. Je pus croire un instant que je versais dans le pire scepticisme. Depuis, une semaine est déjà passée ; nous avons eu avec lord Roxton une conférence des plus importantes, et… j’estime, ma foi, que les choses auraient pu tourner plus mal.

Je m’explique en peu de mots. Aucune lettre, aucun télégramme ne m’avaient accueilli à Southampton ; et quand j’arrivai, ce soir-là, vers dix heures, devant la petite villa de Streatham, l’inquiétude me donnait la fièvre. Gladys était-elle morte ou vivante ? Que devenaient les songes de mes nuits, ses bras ouverts, son sourire, les mots qu’elle saurait trouver pour l’homme qui avait risqué sa vie sur un caprice d’elle ? Je quittais déjà les hauteurs, je touchais le sol. Pourtant quelques bonnes raisons venues d’elle suffiraient à me renvoyer dans les nuages. Je franchis en courant l’allée du jardin, je soulevai le marteau de la porte, j’entendis à l’intérieur la voix de Gladys, et, passant devant la servante ahurie, je tombai dans le salon. Gladys était là, sur un canapé bas, près du piano, éclairée par la lampe classique. Je franchis en trois pas la distance qui me séparait d’elle, je lui pris les mains.

— Gladys ! m’écriai-je, Gladys !

Elle leva les yeux. Le plus vif étonnement se peignit sur sa figure. Un changement subtil s’était opéré en elle. Je ne lui connaissais pas ce regard levé, fixe, dur, ni cette inflexion des lèvres. Elle retira ses mains.

— Qu’est-ce que cela signifie ? dit-elle.

— Gladys, repris-je, qu’avez-vous ? N’êtes-vous pas toujours ma Gladys, la petite Gladys Hungerton ?

— Non, répondit-elle, je suis Gladys Potts. Laissez-moi vous présenter à mon mari.

Que la vie est absurde ! Je me surpris adressant un salut mécanique et serrant la main à un petit homme roussâtre, noyé dans les profondeurs du fauteuil qu’on me réservait naguère : nous nous balancions et grimacions l’un devant l’autre.

— Père veut bien nous loger ici en attendant que notre maison soit prête.

— Ah ?…

— Vous n’avez donc pas reçu ma lettre à Para ?

— Je n’ai reçu aucune lettre.

— Quel dommage ! Elle vous expliquait tout.

— Mais tout s’explique du reste.

— Je n’ai rien caché à William. Nous n’avons pas entre nous de secret. Mon Dieu, que je regrette ce qui arrive ! Pourquoi aussi m’abandonner, vous en aller au bout du monde ?… Vous n’êtes pas fâché ?

— Non, non, pas du tout. Je vous laisse.

— Vous allez d’abord vous rafraîchir, dit le petit homme.

Il ajouta, d’un ton de confidence :

— C’est toujours la même histoire, n’est-ce pas ! Et ce sera toujours la même, tant que nous n’aurons pas la polygamie… mais à rebours, vous comprenez ?

Il éclata d’un rire idiot. Je gagnai vivement la porte. Et je me disposais à sortir quand, cédant à une impulsion saugrenue, je me retournai soudain et revins vers mon heureux rival, qui regardait nerveusement la sonnette électrique.

— Voulez-vous me permettre une question ? demandai-je.

— Pourvu qu’elle soit raisonnable, dit-il.

— Qu’avez-vous fait dans la vie ? Cherché un trésor caché ? Découvert un pôle ? Monté un bateau pirate ? Volé par-dessus la Manche ? Enfin, comment, par quoi, vous êtes-vous donné le prestige du romanesque ?

Il me considéra et je lus un véritable désespoir sur sa bonne figure insignifiante et chétive.

— Ne croyez-vous pas, murmura-t-il, que voilà une question bien personnelle ?

— Alors, m’écriai-je, répondez simplement à ceci : quelle profession exercez-vous ?

— Je suis second clerc d’avoué chez MM. Johnson et Merivale, 41, Chancery Lane.

— Bonne nuit, dis-je.

Et, bouillonnant de chagrin, de rage, riant avec amertume, je m’évanouis dans les ténèbres, à la façon de tous les héros inconsolables dont on vient de briser le cœur !

Encore un épisode, et j’ai fini. Après dîner, hier soir, chez lord John Roxton, nous fumions et devisions familièrement de nos aventures. J’éprouvais une curieuse impression à retrouver dans un cadre si différent les mêmes visages. Il y avait là Challenger, avec son sourire condescendant, ses paupières basses, ses yeux intolérants, sa barbe agressive, son torse