Page:Doyle - Le Monde perdu.djvu/23

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Il proféra ce discours du ton d’un professeur qui harangue toute une classe. Il avait manœuvré son siège mobile de façon à me confronter, et je le regardais, pantelant comme une gigantesque grenouille, la tête renversée, les yeux à demi clos par les paupières dédaigneuses. Brusquement, il se tourna de côté, je ne vis plus de lui qu’une chevelure en désordre, l’aile rouge d’une oreille et le va-et-vient d’un bras dans le fouillis des papiers sur la table. Quand de nouveau il me fit face, il tenait un objet qui avait l’air d’un album de croquis en très mauvais état.

— Je vais, dit-il, vous parler du Sud-Amérique. Oh ! je vous en prie, pas d’observations. Et convenons avant tout de ceci : que rien de ce que vous allez entendre ne recevra une publicité quelconque sans mon autorisation expresse, laquelle, selon toute apparence, ne vous sera jamais donnée. C’est clair ?

— C’est dur. J’estime qu’une relation judicieuse…

Il remit l’album sur la table.

— Voilà qui clôt l’entretien. Bonjour.

— Mais non ! me récriai-je, mais non ! J’accepte vos conditions, puisque aussi bien je n’ai pas le choix, il me semble.

— Vous ne l’avez pas le moins du monde.

— Alors, je promets.

— Parole d’honneur ?

— Parole.

Il me regarda, et je lus dans son regard un doute qui me faisait injure.

— Mais la valeur de votre parole, qu’est-ce qui me la garantit, après tout ?

— En vérité, Monsieur, éclatai-je, vous passez les bornes. Jamais encore on ne m’a ainsi traité.

Mon indignation l’embarrassa moins qu’elle ne l’intéressa.

— Tête ronde, murmura-t-il, brachycéphale, yeux gris, cheveux noirs, une pointe de négroïde ; Celte, je présume ?

— Je suis Irlandais, Monsieur.

— Irlandais d’Irlande ?

— Oui, Monsieur.

— Tout s’explique. Voyons, vous me promettez de garder pour vous ma confidence ? Elle sera d’ailleurs fort incomplète. Je m’en tiendrai à quelques indications. En premier lieu, vous devez savoir qu’il y a deux ans, je fis dans l’Amérique du Sud un voyage appelé à rester classique devant la science. Je me proposais de vérifier certaines conclusions de Wallace et de Bates, ce qui ne m’était possible qu’en observant les faits rapportés par eux dans des conditions identiques à celles où ils les avaient observés eux-mêmes. N’eût-elle pas eu d’autres conséquences, mon expédition eût déjà mérité l’attention. Mais il m’arriva là-bas un incident qui ouvrit une direction nouvelle à mes recherches.

« Vous savez — ou, chose plus vraisemblable par ce temps de demi-éducation, vous ignorez — que certaines régions du bassin de l’Amazone ont encore partiellement échappé à l’explorateur, et que l’immense fleuve reçoit des quantités d’affluents dont certains n’ont jamais figuré sur la carte. Je visitai cet arrière-pays peu connu, j’en étudiai la faune, et elle me fournit les matériaux de plusieurs chapitres pour le monumental ouvrage de zoologie qui sera la consécration de ma carrière. Je m’en revenais, ayant accompli ma tâche, quand j’eus l’occasion de passer la nuit dans un petit village indien, à un endroit où l’un des tributaires de l’Amazone, dont je n’ai à préciser ni le nom ni le cours, se jette dans le fleuve.

« Les indigènes appartenaient à cette race des Indiens Cucana, aussi accueillants que dégénérés et dont les facultés mentales dépassent à peine celle du Londonien authentique. Quelques guérisons opérées chemin faisant, le long du fleuve, m’avaient gagné leur considération ; et je ne m’étonnai donc pas d’apprendre, à mon retour, qu’ils m’attendaient avec impatience. Comprenant à leurs signes qu’il s’agissait d’un cas urgent, je suivis le chef jusqu’à l’une des huttes. Quand j’y entrai, le malade venait de mourir. Je constatai avec surprise que ce n’était pas un Indien, mais un blanc, et même un blanc des plus blancs, car il avait des cheveux filasse et présentait toutes les caractéristiques de l’albinos. Ses vêtements en loques, son effrayante maigreur trahissaient de longues misères. Les indigènes ne le connaissaient pas. Ils l’avaient vu à travers les bois se traîner jusqu’au village, seul, et dans un état d’absolu épuisement.

« Son havresac gisait près de sa couche. J’eus la curiosité de l’examiner. À l’intérieur, une petite bande de toile portait son nom et son adresse : « Maple White, Lake avenue, Détroit, Michigan. » Monsieur, l’on me verra toujours prêt à me découvrir devant ce nom de Maple White. Je n’exagère pas en disant qu’il égalera le mien quand la gloire fera équitablement entre nous le départ des titres.

« Un artiste et un poète, en quête de sujets l’un et l’autre, tel était sûrement