Page:Doyle - Le Monde perdu.djvu/30

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Il sortit d’un tiroir un os courbe, long de deux pieds pour le moins, et d’où pendait une membrane. Je pensai que cela pouvait être la partie supérieure de l’aile d’une monstrueuse chauve-souris ; et je le dis au professeur.

— Allons donc ! fit-il d’un ton de réprimande. Je vis dans une sphère où je n’aurais jamais soupçonné que l’on connût si peu les premiers principes de la zoologie. Comment ignorez-vous cette élémentaire vérité d’anatomie comparée, que l’aile de l’oiseau constitue un avant-bras, au lieu que celle de la chauve-souris se compose de trois doigts espacés entre eux et reliés par des membranes ? Dans le cas qui nous occupe, l’os n’a certainement rien d’un avant-bras et ne saurait provenir d’un oiseau ; vous observerez d’autre part qu’il ne saurait provenir d’une chauve-souris, puisqu’il est seul et pourvu d’une seule membrane. Si donc il ne provient ni d’un oiseau, ni d’une chauve-souris, quelle en est la provenance ?

J’avais épuisé mon petit stock de connaissances.

— Je ne sais pas, dis-je.

Il ouvrit le volume auquel il s’était déjà référé, et me montrant une planche :

— Le monstre ailé que voici représente le dimordophon ou ptérodactyle, reptile volant de la période jurassique. Tournez la page, vous y trouverez un diagramme du mécanisme de son aile. Et comparez avec le fragment que vous tenez.

Un coup d’œil me suffit. La surprise entraîna la conviction. Je cédais à la concordance des preuves. L’esquisse de Maple White, les photographies, le récit, le fragment d’aile, tout cela formait un ensemble complet de démonstration. Je le dis à Challenger. Je le lui dis avec chaleur, parce que je sentais qu’on se conduisait mal envers cet homme. Il se renversa sur sa chaise, et, les paupières basses, un sourire indulgent au coin des lèvres, il sembla prendre un bain de soleil.

— Vous venez de me révéler des choses fantastiques ! m’écriai-je avec un enthousiasme de journaliste où la science n’entrait que pour une faible part. C’est colossal. Moderne Christophe Colomb, vous avez retrouvé un monde perdu. Si j’ai montré quelque doute, je le regrette ; je sais, du moins — et peut-on me demander plus ? — reconnaître, quand elle se produit, l’évidence.

Le professeur eut un ron-ron satisfait.

— Mais ensuite, monsieur, que fîtes-vous ensuite ?

— La saison humide était venue, et mes provisions touchaient à leur fin, Monsieur Malone. Je longeai un certain temps le gigantesque mur, cherchant sans le découvrir un coin d’escalade. Le roc pyramidal au-dessus duquel j’aperçus et tirai le ptérodactyle, était plus accessible. D’ailleurs les rocs me connaissent, et je gravis celui-là. Du sommet, j’embrassai nettement le plateau sur les falaises. Il semblait très étendu ; à l’est comme à l’ouest, il allongeait indéfiniment ses perspectives de verdure. En bas, une région de marais et de broussailles, hantée par les serpents, les insectes et la fièvre, fait une barrière de défense naturelle à ce singulier pays.

— Le ptérodactyle fut-il pour vous la seule forme sous laquelle la vie s’y manifesta ?

— La seule, Monsieur ; mais durant la semaine où nous restâmes campés sous la falaise, nous entendîmes des bruits très étranges au dessus.

— Et l’animal dessiné par Maple White ?

— Maple White ne put le rencontrer que sur le plateau. Donc, un chemin pour y atteindre existe. Et ce chemin est sans conteste très difficile, pour avoir empêché les animaux de descendre et de se répandre dans la région à l’entour. C’est clair, j’imagine.

— Mais comment se trouve-t-il là ?

— Je n’y vois qu’une explication, et très simple. L’Amérique du Sud est, comme vous l’aurez peut-être entendu dire, un continent granitique. Sur le point qui nous intéresse, un immense et brusque soulèvement volcanique a dû se produire en des temps très lointains. Ces falaises sont de basalte, et par conséquent de formation ignée. Une superficie de terrain aussi vaste que le Sussex, par exemple, aura été soulevée en bloc, avec tout ce qu’elle contenait de vivant, et coupée du reste du continent par des précipices perpendiculaires. La dureté des parois les rendant inattaquables, il en résulte que sur le plateau, les lois ordinaires de la nature se trouvent suspendues. Les différentes influences qui régissent ailleurs la lutte pour l’existence sont ici neutralisées ou modifiées. Des créatures y survivent qui, sans cela, disparaîtraient. Vous observerez que le ptérodactyle et le stégosore appartiennent à la période jurassique, l’une des plus anciennes dans l’ordre de la vie. Ils doivent à ces bizarres conditions