Page:Doyle - Le Monde perdu.djvu/39

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

n’avez ni l’intuition, ni l’imagination qui vous aideraient à les comprendre. Vous ne pouvez que couvrir de boue les hommes qui risquent leur vie pour ouvrir de nouveaux champs à la science. Vous persécutez les prophètes, Galilée, Darwin et moi !… (Hilarité prolongée. Complète interruption.)

Des notes cursives prises sur place ne sauraient rendre que d’une façon bien imparfaite le chaos qui régnait à ce moment dans l’assemblée. Épouvantées par le charivari, plusieurs dames avaient déjà battu précipitamment en retraite. De graves vieillards se haussaient au diapason des étudiants ; j’en vis, et des plus vénérables, qui, debout, le poing tendu, menaçaient l’impénitent professeur. La salle écumait et ronflait comme une bouilloire. Challenger avança d’un pas et leva la main. Il y avait quelque chose de si hautain, de si saisissant, de si viril dans son attitude, que, peu à peu, les bruits tombèrent au commandement de son regard et de son geste. Il réclamait le silence : on l’écouta.

— Je ne vous retiendrai pas, dit-il. Cela n’en vaut pas la peine. La vérité est la vérité. Les manifestations hostiles de quelques jeunes écervelés — et, malheureusement aussi, de quelques écervelés moins jeunes, — n’y changeront rien. Je prétends avoir ouvert un nouveau champ à la science. Vous le contestez ? (Rires.) Je vous mets donc au pied du mur. Voulez-vous charger un ou plusieurs d’entre vous d’aller, en votre nom, vérifier ce que j’affirme ?

Mr. Summerlee, le vieux professeur d’anatomie comparée, se leva dans la salle. Il avait un grand corps efflanqué, un air d’amertume, et les traits émaciés d’un théologien. Il désirait, dit-il, demander au professeur Challenger si les résultats auxquels il avait fait allusion dans ses remarques étaient ceux d’un voyage accompli par lui, deux ans avant, sur le haut Amazone.

Le professeur Challenger répondit que oui.

Mr. Summerlee désirait savoir comment le professeur Challenger prétendait avoir fait des découvertes dans des régions visitées avant lui par Wallace, Bates, et d’autres explorateurs d’une réputation scientifique établie.

Le professeur Challenger répondit que Mr. Summerlee semblait confondre l’Amazone avec la Tamise ; en réalité, c’était un fleuve plus considérable ; peut-être Mr. Summerlee apprendrait-il avec intérêt qu’entre l’Amazone et l’Orénoque, fleuves communiquants, s’étendait un espace de cinquante milles, et que dans un aussi vaste espace une personne pouvait avoir découvert ce qui avait échappé à une autre.

Mr. Summerlee rétorqua, avec un sourire acide, qu’il savait la différence entre la Tamise et l’Amazone, laquelle différence tenait à ce que, si l’on avait les moyens de contrôler toute assertion relative au premier de ces deux fleuves, il n’en était pas de même quant au second. Le professeur Challenger l’obligerait en voulant bien lui faire connaître la latitude et la longitude du pays où l’on retrouverait des animaux préhistoriques.

Le professeur Challenger répliqua que certaines raisons l’inclinaient à garder pour lui ces renseignements, mais que, nonobstant, il les fournirait, sous garanties spéciales, à un comité choisi dans l’auditoire. Mr. Summerlee acceptait-il d’entrer dans ce comité et de vérifier en personne les déclarations soumises à l’enquête ?

Mr. Summerlee. — J’accepte. (Exclamations.)

Le professeur Challenger. — Je m’engage donc à remettre en vos mains tous les documents de nature à guider vos recherches. Néanmoins, puisque Mr. Summerlee doit aller vérifier mes déclarations, on trouvera juste que je lui adjoigne quelques personnes pour vérifier les siennes. Je ne vous dissimulerai pas que l’entreprise offre des difficultés et des dangers. Mr Summerlee aura besoin d’un collègue plus jeune. Y a-t-il des volontaires ?

C’est ainsi que surviennent les grandes crises de l’existence. Certes, je ne pouvais pas prévoir qu’en entrant dans la salle j’allais au-devant d’une aventure que mes rêves n’avaient jamais égalée en extravagance. Mais ce qui se présentait là, n’était-ce pas l’occasion même dont parlait Gladys ? Gladys m’eût conseillé de partir. Je me dressai. Je parlai, sans avoir préparé mes paroles. Tarp Henry, assis à mon côté, me tirait par la manche, et je l’entendais murmurer : « Asseyez-vous donc, Malone ! Ne faites pas l’imbécile devant tout le monde ! » En même temps, je me rendais compte qu’un homme grand, mince, aux cheveux carotte, était debout, lui aussi, à quelques rangs devant moi, et me regardait avec colère. Mais je ne cédais pas. Tous mes discours, obstinément, revenaient à la même conclusion :

— Je partirai, monsieur le président !

— Le nom ? Le nom ? cria l’auditoire.