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nommé officier. Il n’est que capitaine en second, mais ses cheveux grisonnent déjà. C’est lui qui se charge de changer les idées de Rostoff. Plein d’honneur, de droiture, sympathique au plus haut point, inféodé au régiment dont il a fait sa famille, sa patrie, son tout, c’est un de ces hommes qui ne comprendraient pas l’existence sans le régiment et sans lesquels le régiment ne serait pas complet. Personne ne peut avoir la prétention de concevoir mieux que lui l’honneur du régiment.

« …Le colonel n’a plus qu’une seule chose à faire maintenant, n’est-ce pas ? C’est de faire passer l’officier en Conseil et d’entacher l’honneur de tout le régiment ? Parce qu’il y a eu une canaille, tout le régiment doit être déshonoré ! C’est là votre avis ? Eh bien ! ce n’est pas le nôtre, mon petit… Et à présent qu’on tâche d’arranger la chose ; vous faites vos embarras, vous ne voulez pas faire d’excuses, etc… »

Dans tout ce beau raisonnement, pas un mot qui ne soit une inconséquence. Et cependant les auditeurs du brave Kirsten trouvent que son petit discours est un chef-d’œuvre de logique. Rostoff lui-même finit par en être pénétré et surtout se sent touché au cœur par les reproches dont est agrémentée la suite de cette admonition toute paternelle, « qu’il fait sa tête, etc… »

À notre avis plus une société d’hommes est imbue du sentiment de l’honneur et plus elle doit, sans hésitation comme sans faiblesse, rejeter publiquement de son sein tout ce qui peut offusquer ce sentiment. Il n’y a que des voleurs qui cherchent à cacher un voleur. Un honnête homme qui fait cela devient en quelque sorte le complice du drôle. En quoi, je le demande, un régiment tout entier peut-il se considérer comme solidaire d’un monsieur qu’on lui a imposé, d’un monsieur qu’on a fait changer de corps pour tel, tel motif ? Pourquoi une action vile d’un seul officier entacherait-elle l’honneur du régiment ? Pour les soldats on ne fait pas tant de façons. On ne fait pas un mystère de leurs larcins. En somme, quand même on admettrait la solidarité du régiment tout entier avec un de ses membres qui est gâté, qu’est-ce qui constituerait, à proprement parler, le déshonneur, l’action vilaine, ou le fait que le châtiment est public ? Voilà Kirsten qui aurait flanqué une balle dans la tête du premier qui se serait avisé de le soupçonner d’un manque de sincérité, et c’est lui que l’on charge d’infliger à Rostoff un châtiment moral pour le punir