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camp viennent leur faire, d’en envoyer partout et de courir eux-mêmes sans cesse ; enfin ils veulent tout faire, moyennant quoi ils ne font rien. Je les regarde comme des gens à qui la tête tourne et qui ne voient plus rien, qui ne savent faire que ce qu’ils ont fait toute leur vie, je veux dire mener des troupes méthodiquement. D’où vient cela ? c’est que très peu de gens s’occupent des grandes parties de la guerre, que les officiers passent leur vie à faire exercer les troupes et croient que l’art militaire consiste seul dans cette partie : lorsqu’ils parviennent au commandement des armées, ils y sont tout neufs et, faute de savoir faire ce qu’il faut, ils font ce qu’ils savent. »

Nous avons laissé Bagration au moment où il était dans la batterie Touchine, répondant à tout d’un mot ou par l’expression de son visage : « Bien ! » De là il se rend à l’aile droite, où de nouveaux rapports lui font croire sa présence nécessaire. Il y reçoit le rapport d’un chef de régiment lui annonçant que sa troupe, déjà ramassée en troupeau, vient d’essuyer une charge de cavalerie, et « qu’il est difficile d’affirmer si c’est la charge qui a été repoussée, ou le régiment qui a été rompu par la charge. »

« Bagration approuva d’un mouvement de tête, comme pour indiquer que tout cela s’était passé d’après ses suppositions et au gré de ses désirs. Il se tourna vers son aide de camp et lui ordonna d’amener, de la hauteur, les deux bataillons du 6e chasseurs, devant lesquels ils étaient passés un instant avant. Le changement qui se produisit en ce moment sur le visage de Bagration frappa vivement le prince André. Il y lut l’expression d’une résolution concentrée et satisfaite, celle d’un homme qui, par une journée caniculaire va se mettre à l’eau et prend pour cela son dernier élan. Il n’y vit plus ces yeux ternes, à moitié endormis, ni cet air, emprunté suivant lui, de profonde méditation. Ronds, perçants, comme ceux d’un oiseau de proie, ces yeux regardaient maintenant devant eux avec une certaine expression de dédain, sans se fixer pourtant, semblait-il, sur rien, tandis que les mouvements de l’homme conservaient leur lenteur et leur pondération primitives. »

Ainsi l’instant propice est saisi au vol. Les bataillons s’approchent, des bataillons vivants, comme Tolstoï seul sait en peindre. Ils arrivent à hauteur du général en chef qui leur crie : « Allez-y bravement, mes enfants ! » On les arrête pour mettre sac à terre.