Page:Dragomirov - Guerre et paix de Tolstoï au point de vue militaire.djvu/73

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 69 —

qu’un chef d’orchestre qui a du talent et de l’originalité est capable de donner à un morceau un cachet tout spécial, ce qui lui donnera, aux yeux des plus connaisseurs, le charme de la nouveauté et de la surprise. Il n’est pas dit même que tout le monde le reconnaîtra. Ainsi, en musique, là où la disposition (c’est-à-dire la partition) n’est pourtant pas, dans la plupart des cas, l’œuvre de celui qui préside à l’exécution, les qualités personnelles de cette individualité dirigeante sont dans l’exécution un facteur très influent. Combien l’importance de ces qualités personnelles ne doit-elle donc pas être plus grande encore dans une affaire où la personnalité dirigeante est aussi celle qui a créé la partition (c’est-à-dire les ordres, la disposition), et où le but poursuivi ne s’atteint qu’au milieu d’un danger continuel et d’éventualités sans nombre ?

Et c’est l’auteur qui a si merveilleusement décrit ces courants insaisissables par lesquels toutes les bonnes et les mauvaises nouvelles se répandent dans une armée, c’est le même auteur qui vient affirmer que le rôle de la personnalité dirigeante est nul, quand il dépend d’elle de tourner même une mauvaise nouvelle à l’avantage de la chose commune…

« Vous avez vu ça ? Vous avez vu ça, vous ? » cria Koutouzoff, les sourcils froncés, en se levant brusquement et marchant sur Wolzogen. « Comment… comment osez-vous ! » cria-t-il encore, d’une voix étranglée par la colère, en gesticulant d’une façon menaçante avec ses mains tremblantes. « Comment osez-vous, mo…ossieu, me dire cela à moi ! Vous ne savez rien, entendez-vous. Allez dire de ma part au général Barklay que ses renseignements sont inexacts et que je connais mieux que lui, moi, maréchal, la marche de la bataille. »

Wolzogen fit mine de vouloir placer un mot, mais Koutouzoff lui coupa la parole.

« L’ennemi est repoussé à gauche et battu à droite. Si vous avez mal vu, Mo…ossieu ! ce n’est pas une raison pour vous permettre de dire ce que vous ne savez pas. Veuillez bien aller trouver le général Barklay et lui communiquer que mon intention est d’attaquer l’ennemi demain », dit Koutouzoff d’un ton sévère. On n’entendait, au milieu du silence général, que la respiration bruyante du vieux commandant en chef, oppressée par le bouillonnement intérieur de son sang.