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LE CAPITAINE DREYFUS
Le 26 mars 1896.
Ma chère Lucie,

J’ai reçu le 12 de ce mois tes bonnes lettres de janvier, si impatiemment attendues chaque mois, ainsi que toutes celles de la famille.

J’ai vu avec bonheur que ta santé ainsi que celle de tous résiste à cette affreuse situation, à cet horrible cauchemar, dans lequel nous vivons depuis si longtemps. Quelle épreuve, aussi horrible qu’imméritée, pour toi, ma bonne chérie, qui méritais d’être si heureuse ! Oui, j’ai des moments terribles, le cœur n’en peut plus des blessures qui viennent aviver une plaie déjà si profonde, où mon cerveau n’en peut plus sous le poids de pensées aussi tristes, aussi décevantes. Aussi, quand le courrier m’arrive, après une attente longue et angoissante, que je ne reçois pas encore la nouvelle de la découverte de la vérité, de l’auteur de cet infâme et lâche forfait, oh ! j’ai à l’avance une déception poignante, profonde ; mon cœur se déchire, se brise devant tant de douleurs, aussi longues, aussi imméritées !

Je suis un peu comme le malade sur son lit de torture qui souffre le martyre, qui vit parce que son devoir l’y oblige et qui demande toujours à son médecin : « Quand finiront mes tortures ? » Et comme le médecin lui répond toujours : bientôt, bientôt — il finit par se demander quand sera ce bientôt, et voudrait bien le voir venir ; il y a longtemps que tu me l’annonces… mais du découragement, oh ! cela, jamais ! Si atroces que soient mes souffrances, le souci de notre honneur plane bien au-dessus d’elles. Ni toi, ni aucun n’auront jamais le droit d’avoir une minute de lassitude, une seconde de faiblesse,