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LETTRES D’UN INNOCENT
Le 7 mai 1896.
Ma chère Lucie,

Quelques instants avant de recevoir tes chères lettres, je venais de subir une avanie — mesquine — mais qui déchire quand on a le cœur aussi ulcéré. Je n’ai pas, hélas ! l’âme d’un martyr. Te dire que je n’ai pas parfois envie d’en finir, de mettre un terme à cette vie atroce, ce serait mentir. N’y vois pas trace de découragement ; le but est immuable, il faut qu’il soit atteint, et il le sera. Mais à côté de cela, je suis aussi un être humain qui supporte le plus épouvantable des martyres — pour un homme de cœur et d’honneur — et qui ne le supporte que pour toi, pour nos enfants.

Chaque fois qu’on retourne le fer dans la plaie, le cœur hurle de douleur ; j’en ai pleuré… mais assez parlé de cela. Je te disais donc que je viens de recevoir tes chères lettres de mars, ainsi que toutes celles de la famille et à côté de la joie de te lire, j’ai toujours cette déception que tu dois bien comprendre, de ne pas apercevoir encore le terme de nos tortures. — Comme tu dois souffrir, ainsi que nous tous, de ne pas pouvoir hâter le moment où l’honneur nous sera rendu, où les misérables qui ont commis le crime infâme seront démasqués ! Je souhaite que ce moment soit proche et qu’il ne tarde pas trop.

Merci des bonnes nouvelles que tu me donnes de nos chers enfants. C’est dans leur pensée, dans la tienne que je puise la force de résister. Tu dois bien penser que les souffrances, le climat, la situation ont fait leur œuvre. Il me reste la peau, les os et l’énergie morale. J’espère que cette dernière me conduira jusqu’au bout de nos souffrances.