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LE CAPITAINE DREYFUS

jour accusé, puis condamné pour le crime le plus horrible, le plus monstrueux qu’un soldat puisse commettre, avoue qu’il y a de quoi dégoûter de la vie ! Aussi, quand mon honneur me sera rendu, — ah ! que ce soit le plus tôt possible — alors je me consacrerai tout entier à toi et à nos chers enfants.

Et puis, songe au chemin terrible qu’il me reste encore à parcourir avant d’arriver au terme de mes pérégrinations. Une traversée de 60 à 80 jours, dans des conditions épouvantables. Je ne parle pas, bien entendu, des conditions matérielles de la traversée — tu sais que mon corps m’a toujours peu inquiété — mais des conditions morales. Me trouver pendant tout ce temps-là en face de marins, d’officiers de marine, c’est-à-dire d’honnêtes et loyaux soldats qui verront en moi un traître, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus abject parmi les criminels ! Tu vois, rien qu’à cette pensée, mon cœur se serre.

Je ne crois pas que jamais au monde un innocent ait enduré les tortures morales que j’ai déjà supportées et celles qui m’attendent encore. Aussi tu peux croire si dans chacune de tes lettres je cherche, enfin, ce mot d’espoir, tant attendu, tant désiré.

Écris-moi chaque jour longuement. Donne-moi des nouvelles de tous les membres de la famille, puisque je ne reçois pas leurs lettres et que je ne puis leur écrire. Tes lettres sont, comme je te l’ai déjà dit, mes seuls moments de bonheur. Toi seule, tu me rattaches à la vie.

Regarder en arrière, je ne le puis. — Les larmes me saisissent quand je pense à notre bonheur passé. Je ne puis que regarder en avant, avec le suprême