Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 1, 1901.djvu/106

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« Malédiction ! s’écria le colonel Bernadieu, ça marchait si bien… À tout prix, il faut ramener ces gens-là… Voyez, Dorval, c’est le commencement de la fuite… Ça va recommencer comme à Montchentin ! Ah ! ventrebleu ! si Dumouriez nous laisse inutiles ici, je pars sans ordre avec la neuvième… »

Mais il se tut soudain, car Dumouriez lui-même débouchait au galop d’un pli de terrain, suivi d’une dizaine d’officiers et d’un escadron de hussards. Il passa sur le flanc de la demi-brigade, massée en colonne par bataillons, et piqua droit sur le moulin.

Lui aussi avait vu l’explosion et se hâtait pour arrêter la panique.

Le colonel Bernadieu se précipita au-devant de lui…

« Permettez-moi de vous suivre, citoyen général, dit-il brièvement, l’instant est grave ! »

Que répondit Dumouriez ?

Le colonel Bernadieu lui-même avoua plus tard qu’il n’en savait rien ; mais, dans le geste du général en chef, il vit ou voulut voir un acquiescement, et, revenant vers la demi-brigade attentive, il tira son sabre dans un large mouvement du bras droit. Puis, s’adressant à Belle-Rose :

« Quand tu voudras, Marcellus ! » fit-il.

Alors le géant se redressa, fit sauter sa canne, la rattrapa par l’extrémité en faisant décrire un cercle rapide à la grosse pomme, et, d’une voix creuse :

« Allons, les gars, fit-il, il paraît que c’est notre tour ! »

Et la 9e demi-brigade s’ébranla, pendant que les huit tambours qui restaient faisaient, dans le fracas de la bataille, le bruit d’une vague au milieu d’une tempête.

Car la canonnade venait de reprendre des deux côtés.

Au premier rang, à sa place habituelle, marchait Jean Tapin.

Il ne songeait plus à tourner la tête, car la cantinière et Lison restaient au camp, et il n’avait plus d’inquiétude pour elles : il regardait le tambour-maître, et, se modelant instinctivement sur son allure large et dégagée, sur sa tournure martiale et fière, il levait la tête, effaçait les épaules, et tendait le jarret, en battant sur sa caisse de tout son cœur.

Au passage de la petite rivière d’Auve, qui séparait l’armée de Dumouriez de celle de Kellermann, les tambours se turent, mirent leur caisse sur leur tête, franchirent le cours d’eau à gué pour laisser le pont libre à deux batteries qui suivaient, puis se remirent à battre en arrivant à Orbeval.