Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 1, 1901.djvu/107

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Au moment où la tête de la colonne allait traverser la route de Châlons, un ronflement sonore passa ; il sembla à Jean qu’un violent courant d’air lui soufflait à la face, et, à dix pas de lui, dans la chaussée argileuse, un gros boulet s’enfonça en jurant ; puis un second tomba encore plus près, creusa un sillon rectiligne, et se releva pour aller couper en deux un noyer sur le bord de la route.

« Pas peur ! fit le tambour-maître en se retournant superbe et le regard brillant : on n’a jamais vu subséquemment deux boulets tomber à la même place ! »

Et ses yeux allèrent vers Jean.

L’enfant pinça les lèvres, et, très pâle, franchit le sillon qu’avait, dix secondes avant, creusé la lourde sphère de fonte.

Puis ses baguettes, un moment suspendues, reprirent la mesure et, en cadence, retombèrent sur la peau d’âne.

Il venait de vaincre une grosse émotion !

Maintenant, la 9e demi-brigade abordait l’éperon de Valmy par le nord.

Elle gravit la pente, arriva ainsi au pied du moulin, et s’arrêta à vingt mètres à peine du groupe de l’état-major ; les tambours cessèrent alors de battre, les officiers rectifièrent les alignements et commandèrent de charger les armes.

Maintenant les boulets arrivaient drus, serrés et grondants. Goethe, qui assistait pour la première fois à une bataille et avait voulu se rendre compte de l’effet du canon, nous a laissé une description curieuse de ses sensations, sous la pluie des projectiles d’artillerie :

« Le bruit qu’ils font, dit-il, est bizarre : on dirait à la fois le bourdonnement d’une toupie, le bouillonnement de l’eau et la voix flûtée de l’oiseau. »

Parfois ils étaient accompagnés d’obus, projectiles creux, encore dans l’enfance, mais qui, lorsqu’ils éclataient dans les rangs, y produisaient d’affreux ravages.

La canonnade atteignait alors son maximum d’intensité : la terre tremblait littéralement, et le ronronnement des masses de fonte qui fendaient l’air s’ajoutait au fracas des explosions.

À côté de Jean, un tambour tomba en poussant un cri, un seul : il avait les deux jambes coupées au-dessus du genou, et la vue de ce tronçon humain, étalé sur le sol dans une mare de sang, était bien faite pour remuer l’âme.