Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 1, 1901.djvu/269

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dans une barrique vide que ses camarades descendirent à bord du chaland qui amenait l’eau potable au ponton.

Mais pour quelques rares élus qui, grâce à la complicité des contrebandiers et surtout à l’or qu’ils avaient pu garder, arrivèrent à traverser la Manche et à revoir leur patrie, combien furent repris, fusillés ou périrent de fatigue et de froid.

Car le froid était venu ; la neige tombait à lourds flocons, et les malheureux déguenillés n’arrivaient à se protéger des rigueurs de l’hiver qu’en se serrant les uns contre les autres. Ils étaient sur le tillac de la batterie, étendus sur le même côté, et, — détail rigoureusement historique, — quand celui qui se trouvait en tête d’un rang était, la nuit, fatigué de sa position, il criait pare à virer, et tout le monde devait se retourner à son commandement.

Joignez à cela les froides cruautés des soldats anglais qui menaçaient de faire feu à tout propos, l’insolence hautaine des officiers qui ne traitaient les Français que du nom de rascal, mot intraduisible dans notre langue, mais qui exprime tout ce que peut inspirer le mépris le plus profond : joignez-y enfin l’absence complète de nouvelles de France, et vous ne serez pas étonnés, mes enfants, que, un beau matin, Haradec et Jean s’abordassent avec la même pensée :

— Sauvons-nous !

C’était le 1er  décembre 1802 : il y avait près de sept mois que Jean avait quitté Bombay et il commençait à ne plus compter sur l’intervention de Jacques Bailly. Il n’avait même plus la ressource de lire pour tuer le temps et tromper l’attente, car il avait lu plusieurs fois déjà les deux livres qu’il avait apportés de Yanaon et eût pu réciter par cœur des pages entières de Paul et Virginie.

Par bonheur, il avait de l’argent, et sans le montrer, ce qui eût été dangereux au milieu des affamés qui l’entouraient, il avait pu acheter aux juifs qui avaient l’autorisation de vendre des denrées aux prisonniers, de quoi parer aux révoltes de son estomac. Je n’ai pas besoin d’ajouter, n’est-ce pas, qu’il en avait fait bénéficier son ami.

Ce jour-là, ses yeux brillaient étrangement.

— Tu sais, Haradec, j’aurai demain soir un ciseau tranchant, une scie et un tiers-point.

— Qui te procurera ces outils ?