Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 1, 1901.djvu/297

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— Non, je voudrais lui parler.

— Impossible, s’il fallait qu’il reçoive tous ses anciens d’Italie et d’Égypte, les journées ne seraient pas assez longues.

— Même si vous lui remettiez cela ? dit Jean.

— Qu’est-ce que cette tabatière ? où l’as-tu trouvée ?

— Je ne l’ai pas trouvée : c’est mon général qui me l’a donnée.

— Avec le portrait qui est là ?

— Bien sûr.

— Sais-tu quelle est cette personne ?

Non ; mais tout ce que je sais, c’est qu’elle est joliment belle.

— Tu as bon goût, mon brave, car c’est Mme Bonaparte elle-même, et tu peux te vanter d’avoir reçu là un fameux cadeau. Attends-moi là : du moment que le Premier Consul t’a dit de lui rapporter cela, tu as quelque chance de forcer la consigne.

L’absence du secrétaire fut courte.

— Viens, dit-il simplement.

Et, très ému cette fois, Jean Tapin pénétra dans le bureau particulier de Bonaparte, une grande pièce à rideaux verts, tapissée de cartes. Dans un angle, un immense tableau représentait le passage du Pont de Lodi.

Le Premier Consul n’eut même pas l’air d’avoir remarqué sa présence. Il écrivait, compulsait des notes. Menneval s’était de suite retiré.

Jean resta là immobile, dans l’attitude militaire, contemplant le héros. Il était trop ému pour remarquer qu’il était moins maigre qu’en Égypte ; un tremblement lui descendait dans les jambes et ses tempes battaient la générale.

Cela dura dix longues minutes, sans une parole, sans un bruit autre que le froissement des papiers que remuait fébrilement Bonaparte. Jean commençait à trouver l’épreuve terriblement longue, lorsque celui qu’on nommait déjà le Grand homme se retourna brusquement sur son fauteuil à têtes de sphinx dorées et lui dit à brûle-pourpoint :

— Alors, mon brave, tu n’es pas resté là-bas sous les blocs de pierre ?

— Non, mon général.

— Si tu ne m’avais pas rapporté ma tabatière, sais-tu que je douterais de ton identité ; tu es rudement pâle, mon brave.

— C’est que c’est dur les pontons anglais, général, et puis ça me fait un tel effet de vous revoir…