Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 1, 1901.djvu/409

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Tous les buveurs s’étaient retournés.

Mais soudain, sautant par-dessus le banc de bois, l’Allemand s’élança vers notre camarade :

— Ah ! sacramente !… jura-t-il ; c’est lui !… le lieutenant de grenadiers d’Iéna !

Jean s’était mis en défense ; mais l’attaque avait été trop brusque !

Du reste, ils étaient au moins une dizaine acharnés sur lui : la résistance était inutile.


Une demi-heure plus tard, Jean était amené devant le commandant de la place ; le soir même on l’enfermait dans une casemate humide et sombre de la prison militaire, dont le sous-officier qui l’avait fait arrêter se trouvait être justement l’un des gardiens.

C’est ainsi que Jean Cardignac fut, avec une cruauté, une sauvagerie sans nom, séparé du reste du monde. L’esprit de vengeance rancunière était doublé chez son geôlier d’une haine personnelle ; aussi, pendant de longs mois, le malheureux officier, mal nourri, couchant sur un grabat, en butte aux injures grossières de son misérable gardien, dut-il refréner sa rage.

Pensez, mes enfants, à ce qu’il dut souffrir ! Seul, ne voyant personne, ne faisant qu’une courte promenade journalière dans la cour de la forteresse, il faillit devenir fou !

Écrire lui était interdit. Ce fut par hasard, en entendant des bribes de conversations de son geôlier avec les autres gardiens, que Jean sut que l’Empereur avait repris l’offensive. Il apprit ainsi, mais sans détails, les victoires de Lutzen, de Bautzen !

En revanche, il n’ignora pas notre défaite à Leipzig, ni l’invasion de la France par les armées coalisées.

Son geôlier se fit un cruel et lâche plaisir d’aviver, par des récits outrés, la souffrance morale de son prisonnier.

La superbe campagne de France, la plus belle peut-être de toutes celles que conçut Napoléon, fut dénaturée dans les récits du gardien.

Alors le désespoir de Jean se doubla d’une rage formidable contre son geôlier ; et un jour que ce dernier venait de lui raconter en termes insultants la bataille de Laon perdue par Napoléon, le colonel qui écoutait généralement sans répondre et la tête dans ses mains toutes les haineuses divaga-