Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 2, 1899.djvu/265

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— Adieu !… Pierre !… pardon !

Une écume sanglante lui monta aux lèvres et sa tête se renversa.

Delnoue était mort.

Pierre poussa un cri déchirant.

C’était le premier mort qu’il voyait sur un champ de bataille, et ce mort était son ami, celui auquel l’attachait une affection quasi fraternelle, depuis les terribles souvenirs du Conseil de guerre.

Soudain il pensa à son trophée.

— Si un retour offensif des Russes allait le lui reprendre ! — il était impossible de rester là plus longtemps… La bataille finie, il reviendrait…

Il se pencha et embrassa pieusement son ami sur le front : puis il remit son sabre au fourreau, sauta en selle avec son précieux fardeau et se trouva alors très embarrassé sur la direction à suivre pour rejoindre les lignes françaises sans tomber au milieu des Russes.

Il n’hésita d’ailleurs pas longtemps, il se dirigea vers la mer et prit le trot.

Soudain, des sabots de chevaux lancés au galop martelèrent le sol derrière lui, et des cavaliers, surgissant d’un pli de terrain qu’il n’avait pas remarqué, passèrent à toute vitesse. Il reconnut des chasseurs d’Afrique, et aiguillonna instinctivement son cheval fatigué, pour prendre la même allure qu’eux ; mais au même moment la terre trembla, des cris sauvages retentirent, et plusieurs centaines de cosaques, lancés en fourrageurs, apparurent au milieu de la poussière, la lance en arrêt.

Il était trop tard : Pierre était gagné de vitesse ; un choc, puis un bond désordonné que fit son cheval lui apprirent que sa monture venait d’être frappée d’un coup de lance. Le pauvre animal fit encore une centaine de mètres, puis s’abattit ; et au même moment, notre ami, roulant à terre, reçut un violent coup de sabre sur la tête.

Étourdi, aveuglé par le sang, Pierre sentit qu’on lui arrachait l’étendard sur lequel il était tombé : mais il se cramponna à son trophée, saisit l’étoffe avec ses dents, noua désespérément ses doigts autour de la hampe.

Il ferait comme le vieil officier russe : ce drapeau dont la conquête lui avait coûté si cher, on ne le lui reprendrait qu’avec la vie !

Il ouvrit les yeux et vit, penchée sur lui, une tête sauvage, encadrée de cheveux roux et hirsutes, et éclairée de deux grands yeux, luisants comme