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ceux des loups : au même moment, un coup violent l’atteignit, cette fois, en pleine poitrine et il sentit que le cosaque lui arrachait l’étendard dont un lambeau lui resta entre les dents.

Sa tête tourna, mais il fit un violent effort pour ne pas défaillir et se redressa sur les deux genoux.

Le cosaque s’enfuyait à toute vitesse, emportant le drapeau.

Il me l’a pris !… il me l’a pris ! murmura-t-il haletant, à demi suffoqué du coup qui lui avait fait lâcher prise.

Et des larmes de rage lui montèrent aux yeux.

Puis il se tâta : le taconnet[1] avait, par bonheur, amorti le coup de sabre qui devait lui fendre la tête : mais par sa forme même, il avait dirigé ce coup sur une oreille, dont la partie supérieure était coupée net ; de cette blessure, relativement légère, avait jailli le sang dont Pierre avait été aveuglé. Quant au coup reçu en pleine poitrine, il avait été appliqué fort heureusement avec le bois et non avec le fer de la lance ; le cosaque, pressé de faire lâcher prise à notre ami, n’ayant pas pris le temps de retourner son arme de bout en bout.

Pierre était donc sain et sauf, mais profondément mortifié et furieux contre lui-même, car jamais il ne retrouverait semblable occasion. De son trophée, qui eût été le seul de la bataille de l’Alma, car les Russes ne laissèrent entre les mains des alliés que quelques canons démontés, il ne lui restait que le lambeau de soie arraché avec ses dents et qu’il cacha soigneusement dans la poche intérieure de sa veste.

Il essaya de remettre son cheval sur pied ; mais le pauvre animal, grièvement blessé, retomba en le regardant d’un air morne, et, pour lui éviter de trop longues souffrances, Pierre lui tira un coup de pistolet à bout portant.

Les escadrons russes avaient disparu dans la direction du sud : la bataille semblait diminuer d’intensité au centre : par contre elle battait son plein vers la droite, où les Russes du régiment de Wladimir venaient de se jeter à corps perdu sur les Anglais, et de les expulser de la redoute de « la Grande Montagne ».

Pierre essaya de marcher : il était courbaturé comme s’il eût reçu cinquante coups de bâton ; il dut s’arrêter au bout de quelques centaines de

  1. Nom donné à la coiffure, en forme de shako, des chasseurs d’Afrique.