Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 3, 1904.djvu/400

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moi, celui-ci s’appelle Erkmann, et c’est le plus brave soldat que j’aie jamais vu. Dix fois il a bravé la mort avec un sang-froid que nous admirions tous, et dix fois je lui ai dit de moins s’exposer. Il a été jeté en l’air, à cette fameuse explosion du 22 février qui nous a coûté deux officiers et vingt hommes. À peine la fumée était-elle dissipée, que nous l’avons vu se relever, et, couvert de sang, aller chercher le corps du capitaine Moulinay que l’explosion avait lancé près des tranchées chinoises. C’est en le rapportant sur ses épaules qu’il a été touché.

— Grièvement ? demanda Georges.

— Il a l’épaule fracassée par une de ces balles de fusils de rempart, qui sont grosses comme des biscayens, et avec cela une lésion grave au poumon.

— Le médecin espère-t-il ? demanda notre ami à voix basse.

Un geste vague fut la réponse du lieutenant de la légion ; mais sous le regard interrogateur du blessé, il ajouta :

— Dans tous les cas, la médaille militaire sera pour lui le meilleur baume ; et il l’aura un des premiers de la compagnie : le commandant l’a proposé.

— Veux-tu me laisser seul avec lui, demanda Georges qui lisait dans le regard du blessé le désir de parler.

Mais le légionnaire secoua la tête :

— J’aimerais mieux que mon nouveau lieutenant sût, comme vous, toute la vérité, dit-il.

Alors il refit, devant le petit Andrit, la confession de sa désertion, et quand il eut terminé :

— Maintenant que vous me connaissez, mon lieutenant, dit-il à l’ami de Georges, vous voyez qu’il ne faut plus songer à la médaille militaire pour moi : elle ne peut trouver place sur la poitrine d’un déserteur. Si vous le voulez bien, faites-la donner à mon caporal, un brave homme qui l’a dix fois gagnée sans avoir eu la chance d’être touché. Moi, la seule récompense que j’ambitionnerais, ce serait de… seulement c’est impossible.

— Demandez toujours, dit Georges.

— Ce serait de redevenir moi-même, de rentrer dans l’infanterie de marine, de pouvoir écrire aux miens que je vis, ce que je n’oserai jamais faire sous mon nom d’emprunt.