Page:Du Camp - Paris, tome 6.djvu/392

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croit écrasé. Il va si loin dans la perversité de ses conceptions qu’il consentirait volontiers à souffrir, pourvu que les classes dirigeantes souffrissent aussi. À la sortie d’une salle de scrutin de ballottage en 1869, j’ai entendu deux ouvriers causer ensemble. — Pour qui as-tu voté ? demanda l’un. — L’autre répondit : J’ai voté pour Satan ; au moins, si celui-là est nommé, il f… le feu partout. — Le feu partout ! il y en a plus d’un que ce rêve obsède.

Sommes-nous bien certains de ne jamais voir arriver légalement au pouvoir les mandataires de ces pensées terribles ? Le suffrage universel a de singulières surprises ; la lassitude, l’envie, les espérances extravagantes peuvent pousser en avant des candidats dont la vraie place serait à Charenton ; car beaucoup de ces gens, hâtons-nous de le dire, ne sont pas irréprochables au point de vue de l’intégrité des facultés intellectuelles. Le bulletin de vote est une arme invincible lorsqu’elle est maniée par la troupe la plus nombreuse ; elle a cela pour elle que l’on peut s’en servir en toute sécurité de conscience ; si la blessure qu’elle fait à la civilisation est mortelle, la civilisation aura cette consolation d’avoir été tuée dans les règles. C’est aussi une arme à double tranchant ; elle a tué, elle tuera ceux qui veulent la briser, de même qu’elle tuera comme elle a déjà tué ceux qui la respecteront.

C’est là le fait des institutions illimitées qui ne sont basées sur aucune appréciation morale. « Je ne compte pas mes amis, disait Montaigne ; je les pèse. » La qualité n’est comptée pour rien, la quantité seule est la grande maîtresse des destinées[1] ; si elle a la patience de continuer son œuvre, elle triomphera et l’avenir lui

  1. Le péril est bien moins dans le suffrage universel que dans la candidature universelle, qui est l’absurdité la plus dangereuse dont une nation puisse avoir à redouter les conséquences.